Mon texte d'hier, sur d'éventuelles révélations concernant les "personnalités" identifiées lors de l'incendie récent du "Paradise" de La Jonquera, a suscité le débat sur les réseaux sociaux : des milliers de lecteurs sont allés voir... Sur Facebook, les échanges ont été parfois rudes entre ceux qui ne voulaient pas de ces "révélations" ni entendre le mot "délation" :
-il rappelle trop les heures sombres du Régime de Vichy (le Pétainisme),
-chacun fait ce qu'il veut : si des hommes veulent aller bordel, ça les regarde..! Remarque étonnante venant parfois d'une femme, indifférente au destin de ces femmes qui sont exploitées et risquent la mort (des prostituées sont enterrées au cimetière de La Jonquera); en outre l'existence de ces établissements semblent normale pour beaucoup, méconnaissant ainsi les trafics (argent, sale ou pas, drogue...) qui existent en ces lieux.
Espérons que les opposants à la "révélation" ...
(délation étant sans doute trop fort et clivant; cependant la délation peut être positive : un voisin a reconnu le voleur qui a dévasté votre maison, vous serez sans doute bien content...ou quelqu'un a été témoin du viol de votre enfant, l'agresseur est une personne connue : vous chercherez à vous venger...)
... ne sont pas ceux qui hantent le "paradise" et autres paradis artificiels...
Ceux qui sont d'accord avec la révélation de personnalités politiques estiment que les politiciens doivent être irréprochables et surtout ne pas utiliser l'argent public (frais de déplacements pour aller de l'autre côté de la frontière...) ni être complice des agissements troubles des mafias de la prostitution.
On atteint là la notion de "valeur" morale : moralisme ou éthique ..?
JPB
Je cite ci-dessous des extraits du remarquable article du sociologue perpignanais D. Sistach.
Il montre -entre autres - que la présence des bordels de la frontière et de Catalogne, visités en grande majorité par les habitants du 66-Pays catalan, a un impact négatif pour la ville de Perpignan, située à une trentaine de kilomètres.
L'image de marque de la cité "catalane" demeure floue et négative pour le touriste et l'étranger : Perpignan est la destination de quoi, de quel attrait..? Vue de loin, Perpignan, c'est "l'Usap et les putes"...
Ville de "Visa pour l'image", Perpi doit encore travailler son image...
JPB
- - -
*Les « bordels » de Catalogne : les clients transfrontaliers de la prostitution
À l’aube des années deux-mille, la réglementation de la prostitution en club par le gouvernement catalan, après une expérience menée par la ville de Barcelone, conduisait à vouloir réduire la prostitution de rue, et les problématiques attenantes, en faisant refluer les prostitués vers les « puticlubs »1. À la croisée d’un imaginaire collectif du ‘bordel’ régulateur de l’ordre public et de l’ordre social, et sous l’influence bien réelle du lobbying des patrons de clubs et des activités récréatives (ANELA), la réglementation apparaissait comme un remède miracle pour dépasser les difficultés de gestion de l’espace public, et pour permettre le déploiement de la production de la plus-value festive. Dans la plaine de l’Emporda, on pouvait identifier une dizaine de puticlubs adhérents ou non du syndicat patronal : les plus grands ou les plus reconnus, Le Paradise, le Lady’s Dallas et le Gran Madams sur les communes de La Jonquera ou de Capmany, le Paloma Blanca à Medinya, le Nou Styl entre Gérone et Sain Féliu de Guixol, le Baby Doll et le Torre Park à l’Escala, le My Love et le Club Eden à Gérone, l’Erotica Club près de Santa Christina.
La population prostitutionnelle n’était désormais plus la même : les estimations médianes présentaient à la fin des années 2000 plus de 350 000 prostituées présentes dans la péninsule espagnole2, les plus hautes estimations allant jusqu’à 500 000 prostituées3 ; entre 20 000 et 40 000 prostituées seraient présentes en Catalogne. Les mouvements circulatoires de prostituées à l’échelle continentale, ou au moins à l’échelle transnationale, modifient considérablement la nature de l’activité, celle-ci étant depuis les années 1990 reconnue internationalement comme un travail si la prostitution n’est pas contrainte4. Au-delà des conditions juridiques nationales de traitement de la prostitution, la prostituée est désormais reconnue comme une « travailleuse du sexe » libre et consentante, les puticlubs catalans deviennent des « megaprostìbulos » : la prostitution n’est plus exclusivement un phénomène territorialisé de sauvegarde de l’ordre social, c’est aussi, un empire licite massifiant le commerce du corps.
L’univers des prostituées demeure un monde complexe qui résiste aux visions du monde du dehors. Leur univers inversé, en vivant la nuit et dormant le jour, dénudées en public, rhabillées dans l’intimité des entretiens, amoureuses professionnelles et méfiantes de toutes relations sociales non professionnelles, signifie l’anomalie de leur vie professionnelle. À la Jonquera, leur très grand nombre limite les effets de stigmatisation traditionnels de la prostitution de rue des espaces prohibitionnistes5. C’est leur vie quotidienne qui les marginalise, les ruptures sociales qu’impose leur activité ne les fait plus que se côtoyer entre elles sans autre devenir collectif que celui que l’on connaît dans les ‘bordels’ ou dans la rue. L’addiction aux produits stimulant et/ou reposant renforce cette réalité d’un enferment sans contrainte, d’un fil invisible à la patte, d’une auto-aliénation à l’appareil de production corporel.
...(extraits)
Au plus près, de Perpignan donc, peu d’observateurs durant les années 2000 semblaient en mesure de décrire le nouveau contexte prostitutionnel, le ramenant toujours à une consommation de passage, notamment, celle des chauffeurs routiers : la représentation illusoire du routier client de prostituées réfléchissant la représentation tout aussi illusoire de la « prostituée roumaine ». Les routiers consomment peu, notamment en club, à raison de leur faible revenu. Ils essaient plutôt de profiter de cette manne en louant leur cabine aux prostituées de rue pour recevoir leur faveur ou « pour tirer quelques dizaines d’euro » de leur commerce [entretiens 2002 et 2006 avec des routiers lituanien et allemand]. De même, les prostituées souvent déclarées aux services de l’immigration avec des passeports roumains proviennent en fait de toute l’Europe hors de l’Union. Ce mensonge n’est pas pieux. Il permet aux ressortissantes non communautaires, armées d’un faux passeport de l’Union de sortir de l’emprise du contrôle de l’immigration (cependant, il aggrave la dépendance de la prostituée aux réseaux criminels qui lui a revendu, souvent fort cher, le faux document – la vente de faux passeport devient un nouvel objet transactionnel des commerces illicites. Beaucoup de dealers locaux le confessent, là où la vente d’arme reste complexe, la vente de vrais-faux passeports apparaît comme un commerce d’accompagnant du trafic de drogue et du trafic prostitutionnel). Dans les deux cas, les représentations prostitutionnelles sont erronées.
À l’inverse, de l’autre côté de la frontière, à Gérone notamment, on assimile la prostitution au tourisme sexuel des Français de Perpignan. Les Catalans se reconnaissent une consommation socialement ludique d’un espace réservé aux hommes, au sens du club chic à l’anglaise. Au plus loin, dans la France métropolitaine, le seul fait de déclarer venir de l’espace transfrontalier catalan voit pourtant des sourires complices se dessiner.
En 2006, un chauffeur de taxi grenoblois sursautait au seul nom de Perpignan la Catalane. Manifestement, la ville n’était pas correctement positionnée dans la tête de cet amateur de rugby. Par contre, les filles de la Jonquera, elles semblaient totalement assimilées à la force de l’équipe de rugby locale comme les joyaux du département : « Perpignan, sauf votre respect, c’est l’USAP et les putes ! »1.
La frontière pyrénéenne est évanescente. Elle se subjective, se déplaçant d’un imaginaire politique commun vers un imaginaire social individué. Chacun pouvant lui donner un sens particulier, qu’elle possède toujours selon les disponibilités et les limites de tout un chacun. Au plus près, elle conserve son barrage naturel, empêchant de voir ce qui se passe au-delà. Au plus loin, la barrière naturelle disparaissant, la limite sociologique n’a plus aucun sens. Elle n’a plus vocation à protéger des risques que représente la menace prostitutionnelle. Elle n’a plus de réalité à recouvrir les petits mystères des visiteurs d’un soir.
C’est à raison que l’embarras dans les Pyrénées-Orientales fut proportionnellement croissant au développement de l’information révélée sur les puticlubs. Entre rire et gêne, certains hommes baissaient les yeux autant que leurs femmes. D’autres prêtaient déjà le nom de nouvelles responsabilités en désignant les jeunes banlieusards maghrébins comme les fautifs tout désignés de ces consommations immorales : tout concordait, l’interdit des pratiques sexuelles musulmanes correspondant à la volonté de souiller des Européennes, la morale familiale imposant des amours éloignés, le racisme français déplaçant des hommes confrontés à leur besoin… Aux nouvelles frontières morales, les représentations communes opposent les frontières politiques que l’on tisse et que l’on crée à dessein. Les regards semblent tendus par la même volonté à vouloir éloigner le danger d’une identification morale gênante. Prostituées et routiers, les ennemis du dedans et du dehors font encore office, fut-ce pour se déculpabiliser d’une faute que l’on reconnaît ainsi, malgré tout.
...
(C) Dominique SISTACH
(Posted on 20 décembre 2016 by dominiquesistach in Académique, Bilan et perspectives, Cultures, Europe,Questions sociales, Sens commun, Sociologie et sciences politiques )