Hommage à Lisa Fittko, passeuse à Banyuls/mer en septembre 1940
De la frontière (Walter Benjamin parle...)
…Je vais désormais à l’amer de mon destin, jusqu’au bout de ma vie de frayeurs.
Passant et survivant, car mes amis sont disséminés, parqués dans les camps, ou suicidés comme Heile,
ou exilés à New York, tels Adorno, Horkheimer, ou ailleurs,
ou nulle part, comme moi, qui ne suis ni d’ici, ni de là-bas...
Ni d’Allemagne ni d’Israël, d’Europe, peut-être, ou de la Terre...
Mais non, rien, je ne suis de nulle part et les frontières m’indiffèrent !
La frontière n’est rien : un ruban, un fil d’arrivée ou de départ, une gloire historique un orgueil nationaliste, un signe, un tracé, une ombre,
des astérisques sur la carte des états-majors imbéciles !
Les hommes s’emprisonnent eux-mêmes, tant pis si la frontière est dans leur tête...
Continuons Lisa c’est le passage ultime
C’est la dernière passade
Nous vivons l’éclair un temps de fulgurance dans la totale désespérance
Dans l’absolue déchéance
Frontière tu te veux avenue tu n’es qu’impasse
Je voudrais comme l’ange de Paul Klee avoir un répit profiter du moment
de l’endroit des compagnons d’infortune
Tous les quatre nous voudrions avoir le temps le présent pour nous
Lui il ne veut pas de nous il nous pousse
nous souffle dans les ailes nous tire dans les pattes
et ce tragique quatuor n’a qu’une voix d’outre-tombe
D’ailleurs nous ne parlons plus guère même si Lisa tente de nous suggérer
une perspectives
Frontière tu nous tiens dans tes entrelacs dans les entre-deux du proche
et du lointain dans tes jeux d’ouverture et de fermeture d’espoir et de
désespoir
d’offrande et d’anéantissement fille offerte fille fermée
Frontière tu es dérobade tu te joues de notre folle balade
Tu n’es pas femme tu n’es pas sexe mais inconcevable concept ange et
démon
Sommet d’existences qui ne mènent qu’à la mort
Bout de tout bout de rien
Tu oses te nommer Port-Bou
…
Je m’assieds sur la crête je suis sur la frontière exactement
quel effet cela peut-il faire
Cette frontière devrait symboliser la séparation entre deux pays entre
l’oppression et la liberté
elle n’est qu’un point culminant
La raideur du paysage il s’agit du maquis de l’Albera succède à celle du
cirque de Banyuls
La frontière séparant deux territoires deux espaces marins
En réalité je viens de le comprendre n’a pas cette vocation
elle n’existe que pour nous éblouir deux fois
Nous trompant avec cette illusion de limite naturelle de division géographique
Elle n’est là que pour livrer le spectacle de deux pays qui dans le jugement
esthétique n’en font qu’un
Cette fausse dualité ne fait qu’enrichir son unité
Cette frontière pour moi s’invente sommet mythique
J’allais écrire mystique...
…
Je suis allé à la frontière, je suis arrivé à la limite, à l’extrême limite physique, géographique, mentale et je dirais même philosophique.
La borne dernière de la frontière,
pierre milliaire
d’une mort de millénaire
est là
et la frontière désormais est intérieure entre vie et mort néant radical
et questionnement sur l’infini l’impermanence
elle a une réalité maintenant je sais depuis les entrailles les tripes ce remuement
de sang cette excitation morbide
ce qu’est la frontière
mais ne peux te l’exprimer improbable lecteur inconnu à jamais et peut-être
impossible si ce manuscrit meurt aussi
enfoui dans la mer la chaux vive l’argile pyrénéenne
ou dans les oubliettes de l’histoire des hommes de ces millions de passants
sans voix sans visage dont les écrits les lettres les mots d’amour les
courtes phrases ont été arrachés à leur génie méprisé
Je ne suis pas non plus sensible à la frontière entre les cultures ou les nations.
Mon sentiment de la frontière se situe dans l’opposition séparant l’humain
et l’inhumain, l’amour et la haine, l’humanisme et le fascisme, la
volonté d’aider l’autre ou de le dégrader.
Ce n’est que cela et ne me parlez pas d’autres frontières, d’états, de géographies, de races,
de patrimoines nationaux, de chasses réservées, de drapeaux, de douanes, de curés, de rabbins ou d’imams..!
… Avant de détourner mon regard de l’improbable bonheur du monde,
je dois prendre mes dispositions !
Je crie,
je fais appeler Madame Gurland :
"Henny excusez-moi, mais je dois vous parler,
Je n’ai plus que quelques instants à moi...
Je vais partir pour mon dernier chemin,
Mon ultime frontière…
Port-Bou
Non je ne saurai rien de ta beauté de ton histoire de ta généalogie de ton
étymologie
es-tu phénicienne ou romaine
bos bovis Port-Bou taureau étique Port du boeuf comme on dit soleil
boeuf pour de nombreux sommets en pensant aux vaches grasses du
soleil dans L’Odyssée d’Homère.
Non, je ne saurai rien de ton devenir !
Quant au mien, tu le connais : il est inscrit dans cette finitude de chemin,
Dans cet épuisement d’encre volatile.
Non, ville marine, ville liquide, je ne sais rien de tes mystères,
Des tes ruelles fraîches, de tes cafés en terrasse, de tes restaurants à la sombra, tous stores baissés,
de tes villas blanches, cernées du vert des volets,
ceintes par le vert des cactus, des figuiers, des palmiers, des apparitions illusoires de l’espoir, des exotiques notals.
Villas prisonnières de l’hostilité des figues de barbarie, protégées par les tessons de mille cactées !
Non, Port-Bou, je ne sais rien
De ta gare à la verrière lumineuse, construite par Eiffel,
De tes souterrains cosmopolites, de tes passages pour piétons pressés,
qui ne prennent que le temps d’écrire sur les murs gris des messages rouges d’amour brut !
Je n’emprunterai pas tes escaliers, larges rampes, qui descendent en vagues folles jusqu’aux pieds de la Méditerranée…
Je ne prendrai pas tes tunnels à émotion; je ne m’emparerai pas de ton sexe, femme médiévale !
Non, je ne te prendrai pas !
Je ne visiterai pas l’église haute, qui a dû être placée ici, afin de bénir tous les trains du monde, venus des voies septentrionales de ma froide Allemagne,
et s’arrêtant à Grenade ou Malaga, Cadix ou Algésiras, à la pointe européenne de Gibraltar,
oublieux de la frontière montagneuse, loin du souvenir
nostalgique des îles Baléares,
Et stoppant leurs courses côtières, soudain, à Gibraltar devant un horizon africain, une senteur exotique de vie auratique,
Ou finissant leurs longues traversées continentales à Lisbonne, face à la nappe ondulée de l’océan…
Port-Bou, tu n’étais rien dans ma vie, une inexistence, une virtualité insoupçonnable !
Pourtant, j’ai tourné à plusieurs reprises autour de toi sans te respirer, sans te subodorer,
quand je venais à Barcelone, dans la fièvre artistique d’une ville capitale, taillée au cordeau pour mieux convier le passant à onduler dans les ruelles arbitraires de son centre gothique, sombre, reclus dans sa fraîcheur et son
histoire, à lire dans les patios des hôtels particuliers…
Jusqu’à l’ouverture du port, qui faire croire que la ville regarde en arrière, parce que trois vieilles colombes hantent encore les eaux des bassins…
Tu vois, je rôdais non loin de toi, Port-Bou, en quête de ports d’attaches éphémères, de simulacres d’exils.
Port, pas pertuis, passage, porte ou fenêtre ouverte sur un paysage, o combien regrettable !
C’est un homme urbain, berlinois et parisien, qui te le murmure...
Tu es le seuil sinistre de quelque chose d’intensément cinabre, Port-Bou !
En t’invoquant, je m’aperçois, pétrifié de honte et de froid, dans la fin torride de l’été, que c’est à un amour inestimable, à une mémoire de sensualité, que je dois écrire !
Plutôt que de me perdre dans la logorrhée des figures de
rhétorique, ou dans le champ des fleurs poétiques…
Inutile la poésie, comme la vie !
J.P. Bonnel (C) La mort à Port-Bou - L'ultime chemin de Walter Benjamin (Cap Béar éditeur)
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