Depuis des décennies, la petite ville-frontière du Perthus, attire des milliers de touristes et de Roussillonnais. Dans son unique artère avenue descendant jusqu'au poste de douanes, désormais fantomatique depuis l'ouverture de l'espace européen, le promeneur part en quête de produits de consommation bon marché.
Comment expliquer le succès persistant de cette bourgade sans âme, alors que les prix et la fiscalité tendent à s'ajuster entre la France et l'Espagne..?
Parce que Le Perthus fonctionne comme un mythe.
Le mythe est écrit pour expliquer le monde, donner sens à une activité humaine. Celui de Don Juan traite de l'amour, de la séduction mais aussi de la solitude et de la mort. Prométhée, de la révolte et de la liberté des hommes. Hamlet, de l'angoisse métaphysique...
Le Perthus traite du consumérisme : mythe dégradé, matérialiste, il s'agit d'une rumeur, d'une fausse nouvelle : on croit faire de bonnes affaires en ce lieu impersonnel, étrange, situé entre deux Etats, sorte d'enclave destinée à un marché permanent : Le Perthus est un hypermarché, pas un village, mais une rue bourrée de magasins ouverts à tous les vents...
La foule y vient faire ses courses en raison d'une fiscalité moindre en Catalogne; or, depuis plusieurs mois, l'essence et le tabac ont bien augmenté; les produits sont souvent de basse qualité, ou frelatés (on se souvient de l'huile de vidange dans les bouteilles d'huile d'olive), les objets sont parfois volés ou de pacotille, les vêtements des contrefaçons...
Le chaland ne fait pas vraiment d'affaires dans l'étroit perthuis pyrénéen, mais il s'y rend malgré tout, encore et toujours : il s'agit d'un rite "de passage", mais on n'y passe pas, on s'arrête puis on fait marche arrière, on revient chez soi...C'est une balade, le but d'un dimanche de désoeuvrement : on y boit un coup, le pot au café castillan étant moins cher qu'en France, ou on y mange un menu insipide, mais souvent à volonté, d'où les queues à certains restaurants-cantines de la frontière, à La Junquera, en particulier...
Le Perthus, c'est la virée familiale, dominicale ou entre amis ou quand on s'ennuie. Comme le vide-grenier, c'est l'activité du oisif, du pauvre, c'est la culture du chômeur ou du fainéant, qui ne veut pas savoir qu'existent, entre autres, le sport, la marche, la rando, le concert, le musée, l'exposition, la balade entre amis à la campagne, à la montagne...
La rue-route du Perthus, à la fois passage historique, voie internationale pour les migrations estivales et vacancières, est surtout une venelle encombrée, embouteillée le plus souvent, où l'on doit rouler à petites roues, où l'on remonte à petits pas, les bras chargés de cartons de victuailles. Le Perthus est synonyme de grande bouffe, grande fête de la tripaille ! C'est un vaste hypermarché à ciel ouvert (et que dire de La Junquera, qui verra s'élever en 2013, le plus grand centre commercial d'Europe, grâce aux frères Escudero ?).
Certains ignorent ce paradis : ils prennent l'autoroute; ce sont les riches, les gens pressés qui roulent vers un objectif, qui vont vers une ville du sud ou une location.
Les autres, en contrebas des voies rapides, sont des misérables, à la recherche d'un produit à bas prix : ils ont le temps, la lenteur de l'éternité, toute une vie vouée à la nourriture ou à l'alcool, car retraités, inactifs ou simples vacanciers, à qui on a fait croire que ce lieu était un joyau du patrimoine catalan : ils sont indifférents au fort de Bellegarde, là-haut, à ses ruines romaines, à ses expositions...
Cette foule fait vivre le mythe : il est composé d'exotisme (les clichés de l'âme espagnole sont en vitrine), de désirs de consommation compulsive, maladive, de quête de moments festifs à bon marché...
Le Perthus, dont les hauteurs, dans la forêt des Albères, sont de toute beauté, vertes et sauvages, se résume à une artère laide et anonyme; c'est une attraction commerciale; son magnétisme est inépuisable : son mythe ne peut que perdurer !