Etre méditerranéen pour moi, c'est être en accord avec le territoire qui borde la "mer intérieure», c'est être riche d'une longue mémoire remplie d'antiques civilisations, de grands artistes et d'écrivains qui ont forgé des mythes éternels.
Je m'identifie au héros d'Homère et je pense, pour la période moderne, au Ulysse de James Joyce, homme du Nord venu à Trieste, comme ces peintre nordistes -Matisse et Derain- venus à L'Estaque, à Collioure, à Nice ou en Corse...
La Méditerranée est le berceau de grandes cultures, en Egypte, en Crète, en Grèce, même si notre regard fut souvent ethnocentriste : il a fallu les voyages de Marco Polo en Asie, la découverte des Amériques ou l'avancée de la science nous apprenant que l'origine de l'Homme se situait en Afrique de l'Est, pour apprendre (et accepter avec difficulté !) que nous n'étions pas au centre du monde et que le soleil ne brillait pas que pour nous...
Je ne m'identifie pas au guerrier Ulysse, même s'il invente la ruse du cheval de Troie. La destruction d'Ilion est une preuve du mépris du monde hellénique pour l'Orient; aujourd'hui, européens en crise, nous avons, à notre tour, peur de Troie, cette cité réelle et légendaire à la fois, située sur la rive orientale de la Turquie, pays moderne frappant aux portes d'une Europe convoitée par les sinistrés d'Etats en révolution...
Car Ulysse, marin et roi, guerrier et aventurier, est le symbole, de nos jours, de tous les exilés, immigrés, sans-papier, quittant par de moyens d'infortune (sous la carlingue d'un avion, sur une barque bondée...) leur pays pauvre ou déchiré par les conflits. Je m'identifie à cet Ulysse-là, modeste et marginal, filmé avec beauté par Angelopoulos...
Homère a créé un mythe puissant, éternel; il a décrit la force de la mer et la malignité des vents, les merveilles des côtes dentelées et les passes tragiques... Il a décrit avec humour les disputes des dieux, causant la tragédie des hommes ballottés sur les flots...
De l'Hispanie andalouse de Lorca et Machado, en passant par l'Algérien Saint-Augustin ou le tunisien Mouloud Feraoun, par l'Egyptien Naguib Mahfouz et le serbo-croate Pedrag Matvechevitch, la Méditerranée a été chantée dans toutes les langues issues de Babel. La diversité a engendré des œuvres multiples, mais aussi les querelles et les guerres : on ne s'attardera pas sur les plaies encore ouverte de la colonisation..
Dans la littérature française, il faut attendre le 19° siècle pour que l'espace méditerranéen soit arpenté par les plus grands écrivains qui ont le "goût" de l'orientalisme : Delacroix au Maroc, Flaubert en Egypte, Nerval, Chateaubriand...
Sans éprouver le moindre mépris pour Paul Valéry, à qui suffit l'immobilité du Mont saint-Clair, à Sète, pour admirer et célébrer ce "toit tranquille où marchent des colombes..." Le local est universel : la Grèce, pour Maillol, était aussi à Banyuls…
Au 20° siècle, j'ai une pensée pour les écrivains de Massalia, tels Gabriel Audisio, André Suarès, Louis Brauquier ou Jean-Claude Izzo, qui ont raconté la ville moderne, et non plus la "porte de l'Orient"... Surtout, je pense à camus, Algérois et Français, partagé entre deux terres, entre deux mères (n'oublions pas la "Mère Méditerranée" si bien analysée par Dominique Fernandez !), deux civilisations : ses textes ont su, de façon si poétique, célébrer les "Noces" de l'Homme avec la nature méditerranéenne et méditer de façon pathétique sur la mort et le destin, au cœur ruiné de Tipasa...
Aujourd'hui, la grandeur "méditerrienne", comme le dit Pedrag M., revenant ainsi à la véritable étymologie du mot, semble oubliée; avec le tragique conflit israélo-arabe, avec la déception des printemps arabes, avec la crise économique en Espagne et l'honneur grec perdu, le mythe, qui a pourtant vocation à unir les peuples, paraît bien fragile : l'union pour la Méditerranée est-elle une utopie..?
Il faudrait qu'un Eole nouveau se lève et permette à tous les Ulysse de revenir dans leur pays natal, afin de retrouver racine et bonheur ! On rêve à une tramontane révolutionnaire, capable de balayer les préjugés, les poncifs, l'image folklorique d'un pseudo Catalan dont tout l'acte culturel se résumerait à boire au pouro, à manger des cargols, muni de sa fameuse baratina…
On dit que la littérature s'enfante dans la douleur, et se nourrit du malheur... Bien qu'amoureux de la littérature, je souhaiterais pourtant qu'elle disparaisse, pour laisser place au bonheur de vivre simplement dans les champs virgiliens et les collines toscanes, pour que tous puissent enfin vivre en paix en Méditerranée...
JPB
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***ELLES
Elle est une. Elle est plusieurs. Elle est mythique. Elle est apocalyptique. Elle est contes. Elle est légendes. Elle est histoires. Elle est civilisations. Romaine, phénicienne, ottomane, gauloise, berbère, égyptienne, juive, sarrasine, numide, fatimide, grecque, arabe… elle ne sait plus où donner de la tête. Elle est femme, elle est homme. Elle est virile, elle est féminine. Elle est ange, elle est démon. Elle est androgyne, elle est asexuée. Polyglotte, elle dit Habaibi, chéris, carissimi… Eduquée, cultivée, elle lit la genèse dans la Torah, la Bible, le Coran. Illettrée, acculturée, elle est amère, elle est éclopée. Avenante, blessante, elle est amour, elle est haine. Elle enfante des prophètes et des despotes, des poètes et des bandits…elle ne sait plus qui elle est.
Féconde, elle élève oliviers et figuiers, elle se couvre de vignes et de bougainvilliers. Stérile, elle est sécheresse et misère. Corrompue, ses enfants la fuient. Femme courage, elle accueille les orphelins. Sobre, pudique, elle fleure le jasmin. Lascive, libertine, elle se poudre de safran, s’enduit d’huile d’argan. Dolente, elle se ravage. Digne, elle est rives, elle est rivages.
Elle est mère, elle est sœur, elle est père, elle est frère, elle est l’ancêtre et l’aïeule. Persécutée, belliciste, opprimée, pacifiste, totalitaire, altruiste… elle ne sait plus où elle en est. Vénale, cruelle, elle affectionne les conflits. Immense, infinie, elle est musique, elle est poésie. Autocrate, fanatique, elle trahit, elle se renie. Adulée, elle irradie. Répudiée, elle dépérit. Sans chaînes, elle se livre, elle se dévoile. Muselée, enlinceulée, elle se meurt, elle s’éloigne. Schizophrène, elle est Sud, elle est Nord. Elle se mutile, elle se détruit. Elle s’apprête, elle se pare.
Fragile ou robuste, rouge ou noire. Elle n’est que bleue. Elle est Méditerranée.
Leïla Marouan