Un rêve au coeur de Perpignan
La journée m'avait éreinté. Le livre peut donc pousser à des activités aussi épuisantes et fébriles ! On rêve parfois à ne plus vivre parmi les livres, les mots, au coeur de cette danse infernale qui oblige à penser, imaginer, à se référer à d'autres oeuvres...
Le rêve, celui du sommeil. La fatigue fut sans doute à l'origine de celui de cette fameuse nuit...
Je me trouvais à Perpignan, c'est sûr, j'en étais convaincu, car je me repérais à partir de quelques monuments célèbres : le petit château, la cathédrale, la demeure des Rois de Majorque...Mais je ne reconnaissais pas les quartiers dans lesquels je me promenais. Je cherchais une rue. J'avais un objectif précis, mais je me perdais dans ces quartiers pittoresques qui ont pour noms : les jardins Saint-Jacques, la place du Puig, la place Cassanyes, la rue de l'anguille, la place de la Révolution française...
Je montais et descendais par de longs escaliers, et je me croyais au pied de Montmartre : j'étais sur la Butte, puis dans une ruelle dont les maisons étaient agrémentées de treilles. Et les raisins pendaient en lourdes grappes, entières : personne ne cueillait ces alléchants muscats !
La tentation m'oppressait et je pressais le pas vers de longues rampes rectilignes qui semblaient descendre vers la plage, vers le port, vers la mer, comme à Port-Vendres... J'hésitais et, ne voulant pas perdre de l'altitude, comme lors d'une randonnée difficile, où chaque pas perdu sera une nouvelle souffrance, je demeurais sur les hauteurs décorées d'orangers et de citronniers, souvenirs des verticalités banyulenques...
Je me trouvais pourtant à Perpignan, au coeur de la cité et les rues étaient vides, tel mon espoir d'atteindre un but précis...
Voici une venelle colorée par des grenadiers sauvages, le long de jardinets cultivés pour des surabondances de kiwis...
Mais, soudain, les couleurs se dispersèrent dans une approche muette de brume et le spectacle urbain devint grisâtre...Des escaliers encore et des réverbères, des garde-fous; je me voyais à Montparnasse ou à Ménilmontant...Je figurais dans ces sépia des obscènes années 1930/40 qui, dans les albums de photographes illustres, témoignent d'un Paris populaire, poétique; mais un Paris de l'entre-deux, où l'on essaie de trouver la joie de vivre, quand on a la prescience d'une catastrophe annoncée...
Je m'attendais ainsi à croiser Mac Orlan, débouchant, avec son béret, d'une muraille de brume, sa gauloise pérenne sculptée dans l'ourlet de ses lèvres... Je vivais une époque apprise dans les livres...Je rêvais et le cauchemar s'installait... Un avenir de bras levées, la main droite ouverte, dressée vers un gourou, un fou, bouleversant le monde... Je ne pouvais croire que mon pays, aujourd'hui, que ma ville, en ce début de XXIème siècle, que ma France et ma Catalogne...pourraient subir le même destin tragique... Le sursaut, le réflexe républicain peuvent-ils encore agir..?
Au bout d'un long rêve, au bout de la nuit du cauchemar, sans fin, presque, comme mon sommeil sans faille, je revins à la réalité. Et je constatai que mon rêve était le réel même : la rue, à Saint-Mathieu, s'offrait, ouverte, défaite; chaussée défoncée, saleté des trottoirs, commerces abandonnés, façades délavées. Un quartier fracassé, malgré les tentatives pour ouvrir une place, soutenir un immeuble lézardé, installer un logement social...Installer le local inattendu des pèlerins pour Compostelle, là-bas, au bout de l'enfilade, près d'une synagogue, près du Conservatoire de musique...
Une émeute était-elle passée par là, qui aurait anéanti de nombreux petits commerces, la bouquinerie-salon de thé, l'antre exotique d'un futur postérieur..? Ce quartier montrait ses entrailles, affichaient ses longues souffrances. Les édiles, indifférents, ne les voyaient pas; leur indifférence, leur cynisme ou leurs projets immobiliers, induisant de juteux pots de vin, avaient conduit le centre historique à une déchéance progressive, à présent visible. J'avais lu un penseur local, in situ, et situationniste dans l'âme : il avait écrit, dans ses "Prolégomènes à la vie culturelle" que Perpignan n'était qu'un champ de ruines...
Peu importe, j'étais plongé dans la poésie des décombres, dans le théâtre tragique d'une ville démembrée, exhibant ici un luxe indécent et là, la solitude, l'abandon, la misère de gens à l'espérance orpheline...
Comme l'a si bien dit un martyr : "Faisons un rêve !", j'avais fait un rêve. Je m'étais égaré dans une marche solitaire. Je suis à présent persuadé que l'on ne pourra mettre fin au cauchemar que collectivement...
Jean-Pierre Bonnel (18 nov. 2013)