Le philosophe Marc Berdet a obtenu, le 15 juin, le prix européen Walter-Benjamin, qui récompense chaque année une «contribution novatrice à la connaissance de l’œuvre et de la pensée» de l’intellectuel juif allemand (1892-1940). Après avoir été chercheur à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne et au Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur l’Allemagne (Ciera), Marc Berdet enseigne désormais les sciences humaines et sociales à l’université de São Paulo, au Brésil. Autour de l’œuvre de Walter Benjamin ou inspiré par ses textes, il a publié : Fantasmagories du capital(La Découverte, «Zones», 2013) ;Walter Benjamin. La passion dialectique (Armand Colin, 2014) ;le Chiffonnier de Paris (Vrin, 2015). Un prix spécial du jury a également été attribué à l’édition des Œuvres et Inédits de Walter Benjamin par les éditions Klincksieck (Critiques et Recensions, novembre 2018).
Walter Benjamin et le rébus de Marseille -
Prix 2024 de l'association WB sans frontières
Walter Benjamin (1892 – 1940, DE), philosophe et théoricien de la culture
L’essai de Walter Benjamin Haschich à Marseille est un protocole du 29 septembre 1928 qui rend compte des expériences de Benjamin avec le haschich. Benjamin considère ces notes comme « un complément très utile à [s]es observations philosophiques ». Il tente ici de se mettre lui-même dans la tradition romantique de Charles Baudelaire, qui cherchait à concilier rêves et réalité. Pourtant, dans le même temps, Benjamin refuse de donner à l’intoxication un quelconque statut mystique et adopte une approche plutôt anthropologique.
Benjamin a fait plusieurs séjours à Marseille : en 1926, en 1928 et enfin en 1940, lorsqu’il tente d’échapper à la guerre. Son itinéraire, depuis sa chambre d’hôtel jusqu’aux confins de Marseille, peut être interprété comme une exploration intense de l’espace urbain. Le haschich a certainement donné à cette pérégrination de nouveaux contours, rendant plus lointains une langue et un paysage autrefois proches.
préface de Florent Perrier, illustrations de Thomas Azuélos, Quiero, 166 p., 20 €.
« J’ai lutté là comme avec aucune autre ville », écrit Walter Benjamin à Hugo von Hofmannsthal en juin 1929 à propos de Marseille, où il fait plusieurs séjours. La lutte prend la forme d’un corps-à-corps terrible avec une bête marine à fourrure, comme il l’écrit dans l’un des textes consacrés à la ville : « Marseille. Jaune denture de phoque grande ouverte, et l’eau de mer qui dégorge de sa gueule… » Il ajoute même dans une lettre à Alfred Cohn : « Je ne sais si le pelage tacheté de la bête féroce porte encore les traces de notre combat acharné, mais pour ma part, les poils de l’animal me sont restés coincés entre les dents. »
Qu’est-ce qui rend Marseille si pugnace, si difficile à saisir ? Le livre de Jérôme Delclos cherche à résoudre cette énigme en lisant de très près les quatre textes que Walter Benjamin (1892-1940) a écrits sur la ville entre 1928 et 1932 : un article, « Marseille », publié dans une revue suisse ; une nouvelle intitulée « Myslowitz-Braunschweig-Marseille » ; « Haschich à Marseille », qui paraît en 1935 dans Les Cahiers du Sud ; auxquels il faut ajouter un texte publié à titre posthume,29 septembre [1928] Samedi. Marseille. Alors que Benjamin a déjà écrit sur beaucoup d’autres villes, Moscou, Paris, Weimar ou San Gimignano, celle-ci lui résiste. D’un texte à l’autre, il fait du copier-coller, il s’autocite, il réécrit par-dessus ses propres textes et aussi ceux des autres ; il revient sur ses pas, et les bruits de Naples deviennent ceux du Vieux-Port.
Marseille est pour Walter Benjamin la promesse des grands départs qu’il ne fera jamais. Il pourrait y prendre le bateau pour la Palestine, où son ami Gershom Scholem le presse de le rejoindre. En juillet 1940, il y fait son plus long séjour, cinq semaines, dans l’espoir de s’exiler aux Etats-Unis, où Adorno et Horkheimer l’attendent à l’Institut de recherches sociales, déplacé de Francfort à New York. Pourtant, la violence de son combat avec la ville ne prend la forme de son destin tragique que sous l’effet d’un regard rétrospectif. L’expérience que Benjamin y fait réellement est d’une tout autre nature. Il tente d’en rendre compte dans trois des quatre textes consacrés à Marseille : pour la première fois, il décide d’y prendre seul du haschisch, alors que jusque-là ses expérimentations avaient toujours eu lieu à Berlin, avec un groupe d’amis et sous le contrôle de deux médecins. Le protocole est donc bien différent de celui auquel il est habitué. En outre, il choisit de quitter son hôtel pour mesurer ses sensations au contact de la ville la nuit.
La lecture que fait Jérôme Delclos de « Haschich à Marseille » ne réduit pas l’expérience à la consommation de la drogue, mais vise à comprendre l’illumination qu’elle produit sur le philosophe : le télescopage du passé et du présent, la ville en état d’urgence, l’ordonnancement des fruits dans un magasin de primeurs, « les maisons grises du boulevard de Longchamp », les pavés de la place de la Bourse, le « pâté de Lyon » pris au restaurant Basso pour satisfaire un « appétit de lion », le petit café du cours Belsunce… tout conduit à exalter la capacité fantasmagorique du banal. « Les événements se présentaient d’une telle façon que leur seule apparition me touchait comme avec une baguette de fée et que je fus plongé dans un rêve devant eux. » Cette révélation serait de peu de prix si elle ne renvoyait à l’expérience du choc que le philosophe décrit comme celle de la vie moderne et qu’elle ne faisait pas remonter, dans le détail ou la vision, perçus ici et maintenant, l’histoire des vaincus, le « pli de la résignation » ou l’éclat de la révolte sur le visage des plus pauvres habitants de la ville… (extraits
(à suivre)