Création et information culturelle en Catalogne et... ailleurs.
Brest, le : 29 octobre2014
Professeur agrégé de l’Éducation Nationale.
30 rue du château
29200 BREST
Objet : Madame la Ministre et la lecture.
Madame la Ministre,
En parodiant Vian, j'avais bien envie d'écrire : Madame, je vous fais une lettre que vous lirez peut-être si vous avez le temps.... Mais ici, le déserteur, ce n'est pas moi, mais avec tout le respect que je vous dois, c'est plutôt vous, Madame.
Certes, loin de moi, qui ne suis qu'un obscur tâcheron de l’Éducation Nationale, modeste professeur de lettres d'un non moins modeste mais très honnête lycée d'une ville de province, oui, loin de moi l'idée de vous donner quelque leçon de vertu citoyenne que ce soit, ni de m'ériger en parangon de pourfendeur de l'inculture.
Mais c'est égal, Madame. Je voudrais juste que vous entendiez ceci. Quand nous sommes des centaines, malgré l'air du temps qui nous pousse trop souvent à la consommation de la lecture jetable, à tenter de transmettre à nos élèves un certain goût du grand texte littéraire, quand nous avons tant de mal parfois à les convaincre de la nécessité absolue de lire, quand nous-mêmes, par moment, sommes près du renoncement auquel pourtant nous ne cédons jamais, est-il possible d'entendre un ministre de la culture avouer qu'elle n'a pas lu depuis deux ans ? Est-il possible de recevoir cette vérité d'une femme telle que vous, au demeurant brillante et lettrée bien plus que je ne le suis ? Avez-vous pesé, Madame, l'effet produit par un tel aveu ? Oui, on peut vous reconnaître d'être sincère et de ne pas avoir ajouté un mensonge de plus aux discours hypocrites dont nous sommes submergés.
Oui, sans doute. Mais je crois qu'il est des vérités bien pis que des mensonges lorsqu'elles suggèrent qu'en effet, la lecture n'a rien à voir avec la gestion d'un ministère de la culture. Que devient alors notre parole à nous, professeurs de lettres, aux yeux de nos élèves s'ils sont persuadés que l'on peut être amené à la plus haute fonction qui soit en matière de culture, sans lire ?
Notre société, ivre de sincérité comme on l'est d'alcool, titube et confond le chemin et l'objectif. Vous deviez, Madame, au nom de votre fonction même, à quelque prix que ce soit, dire que rien n'est plus grand, plus beau, plus humain, plus exaltant que la lecture d'un grand roman, et , cela va sans dire, d'un grand romancier. Vous deviez mentir pour que l'on croie encore que la littérature est chose nécessaire, irréfutable, irremplaçable. Quand on a la chance d'appartenir à un pays qui compte le plus grand nombre de prix Nobel de littérature, on n'a pas le droit, lorsqu'on représente cette culture française, de dire que l'on ne connaît pas Modiano et que l'on n'a pas lu depuis deux ans.
Il est des mensonges nécessaires, salutaires, à commencer par celui qu'est fondamentalement tout roman. Diderot, puis Aragon l'ont parfaitement compris en chantant les mérites d'un genre reconnu tardivement et longtemps méprisé, mais qui, par les voies de la fiction, du faux donc, mène souvent au vrai et à l'expression de notre humanité. Oui, Madame, au nom de la grandeur du roman, il vous fallait « mentir-vrai ».
En espérant ne pas vous avoir blessée par cette lettre qui ne cherche qu'à émettre un point de vue, je vous prie d'agréer, Madame la Ministre, l'expression de ma très respectueuse considération.
Florence Salaun