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Edition des sonnets de W Benjamin
Walter Benjamin Sonnette / Sonnets
Les soixante-treize sonnets inédits en français de Walter Benjamin, écrits en mémoire de son ami Fritz Heinle – poète suicidé à 19 ans par désespoir ou protestation face à l'avancée de la Première Guerre mondiale –, dévoilent une dimension méconnue de son œuvre et de sa pensée par le prisme de la poésie (édition bilingue).
De Walter Benjamin, le lecteur français est surtout familier des essais, des proses à caractère biographique et de la correspondance, mais pas des poèmes. La disqualification contemporaine de l'écriture poétique est un des facteurs de cette longue ignorance. Voici qu'un traducteur, Michel Métayer, s'est attelé à la tâche d'introduire dans notre langue les soixante-treize sonnets écrits par W. Benjamin à la suite du suicide à vingt ans de son ami Fritz Heinle en 1914. Ils constituent une intense et soudaine « crise de vers » au sein de l'œuvre benjaminienne.
W. Benjamin fut aussi un traducteur (Baudelaire, Proust, etc.) et un théoricien de la traduction. Antonia Birnbaum commente ici son essai sur La Tâche du traducteur.
« La poésie de Walter Benjamin enfin traduite : plus de 70 sonnets écrits sur dix ans, de 1914 à 1924, sont maintenant disponibles en français. Tout un pan de l'œuvre de cet intellectuel juif allemand, surprenant, tragique, d'un hermétisme assumé, se révèle et offre une clef peut-être pour l'œuvre ultérieure. »
Jean Lacoste, En attendant Nadeau
« Quelques dizaines de lecteurs de poésie connaissent les élégants plis de huit pages expédiés par poste, qui paraissent à l'enseigne de Walden n. Voici qu'un livre de deux cent pages nous parvient. On croirait que la maison d'édition est née pour cela : réparer un oubli datant de 1945 ; combler à son tour le trou de l'histoire [...]. Puisse cet ouvrage longtemps attendu nous rappeler à quel point le penseur était préoccupé par la dimension artistique de la langue, comme par sa mise en forme visuelle dans le volume, à l'image d'une cité de mots dont il aurait été autant l'architecte que le crieur public. »
Patrick Beurard-Valdoye, Sitaudis.fr
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Philosophe, historien de l'art, critique littéraire, critique d'art et traducteur allemand, Walter Benjamin (1892-1940), rattaché à l'école de Francfort, est considéré comme l'un des théoriciens les plus importants du XXe siècle.
Traduction et postface de Michel Métayer.
Avec un essai d'Antonia Birnbaum.
édition bilingue (français / allemand)
12 x 17 cm (broché)
208 pages 15.00 €
Si Nathalie Raoux, sur le site Hypothèses, se contente de copier/coller les infos données par l'éditeur, J. Lacoste, essayiste, grand traducteur, critique littéraire (voir En attendant Nadeau), rédige cette analyse :
-Jean LACOSTE
La poésie de Walter Benjamin enfin traduite Jean Lacoste (En attendant Nadeau) C’est le suicide à Berlin du jeune poète Christophe Friedrich Heinle et de son amie Rika Seligson en août 1914, à l’entrée en guerre de l’Allemagne, qui a conduit Walter Benjamin, bouleversé au plus intime, à composer ces sonnets : plus de 70 sur dix ans, de 1914 à 1924. La poésie de Walter Benjamin enfin traduite...
Walter Benjamin a ainsi construit un tombeau de virtuosité...linguistique en souvenir de ce « bel ami » de 20 ans : « Que cherches-tu mon âme toujours le bel ami » (poème numéro 45). Ce suicide marquait pour Benjamin la fin d’une innocence, celle qui l’avait amené à participer activement au Jugendbewegung de Gustav Wynecken, et de façon générale à ce mouvement d’exaltation de la spécificité de la jeunesse et de célébration de la nature : à l’illusion classique d’une Grèce enfin retrouvée. La guerre industrielle qui va suivre pendant quatre ans va faire exploser ces illusions et devenir l’expérience vécue (das Erlebnis) centrale de l’œuvre de Benjamin (« notre bonheur […] découvrait un monde mauvais et fini », n° 39). Ces sonnets, qui suivent le schéma habituel des deux quatrains suivis de deux tercets, sont à l’évidence une œuvre de transition, ce qui explique qu’ils ne furent jamais publiés avant le tome VII.1 des Gesammelte Schriften. Benjamin cherche sa voix, s’inspire encore comme toute sa génération de la poésie hiératique, élitiste, et d’allure prophétique de Stefan George, il commente Hölderlin, il n’est pas encore parvenu à l’esthétique subtile de ses œuvres en prose comme Sens unique ni à la poétique de sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire. Il s’agit ici pour lui, dans une sorte de thrène baroque, de préserver l’émotion et le deuil dans leur intensité mais sans céder à l’affect, à l’exposition du « je » et au romantisme ; il n’est pas à l’abri d’une transfiguration de la mort : « sa jeunesse se couronna de mort » (n° 64). Le sonnet impose sa loi formelle, bride le pathos : « inflexible le sonnet qui me lie » (n° 51). Il n’est pas sûr que le choix de ces inflexibles contraintes, ce refus par principe du lyrisme dissipent la réputation d’hermétisme qui s’attache à la pensée et à l’écriture de Benjamin.
Benjamin offre des clefs pour comprendre ce « chant sans mot » qui cherche à s’élever au-dessus de l’expressif, de l’affect, de l’émotion. Ce sont des images pour ainsi dire figées qu’il propose, des images juxtaposées, en parataxe, qui sont comme des images de beauté dans un monde de catastrophe et de mort. Des constellations dans la nuit. Il est frappant de découvrir que la page d’introduction du recueil porte une strophe de Hölderlin dans son poème « Patmos ». « Qu’est-ce ? », « was ist dies ? », se demande Hölderlin, si la jeunesse et la beauté peuvent elles aussi disparaître : « si meurt / Celui à ui le plus / S’attachait la beauté, si bien u’en sa figure était merveille » (traduit par Michel Métayer). Citation clef, d’autant plus précieuse que c’est aussi dans ce poème, « Patmos », que Hölderlin introduit das Rettende, la notion d’un « salut ui croît à mesure ue croît le péril ». D’une manière générale, on devine chez Benjamin, dans cet exercice intime du sonnet comme dans ses textes autobiographiques ultérieurs, à la fois une volonté de dire son expérience et le désir d’une confession qui reste cryptée. N’est-ce pas l’enfant d’Enfance berlinoise qui observera que « tout bonheur comblé est retour » (n° 37) ? Et, dans le sonnet n° 52, n’est-ce pas un principe que l’on retrouverait à l’œuvre dans nombre d’essais de Benjamin qui se formule selon cette dialectique de la mélancolie ? : « En toute beauté il est un deuil secret » (n° 52). Dans sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire, Benjamin fait entrer la ville comme lieu de misère, de solitude et de mort dans la poésie.
À leur manière les sonnets organisent le deuil avec des éléments de mythologie grecque. On sait ce que représente la Grèce pour la littérature allemande et les romantiques : un lieu de nostalgie qui fait espérer un retour en fait sans remède. Une proximité et une terre à distance. Ici, les figures mythiques sont partout : les libations des dieux et les tribulations des héros, Ulysse, Pénélope, Hélène, et bien sûr Orphée et Eurydice. Le traducteur hésite à l’affirmer, mais il n’est que trop clair que Benjamin se voit ici, se rêve en nouvel Orphée qui tente par son chant d’arracher à la mort la belle figure d’Eurydice, autrement dit son ami Heinle. Le mythe est rapporté au présent, « présentifié », actualisé, il récupère sa force salvatrice (das Rettende) face au « péril ». Il est troublant de songer qu’à la même époque Rilke de son côté redonnait également vie à la figure d’Orphée, avec ses propres Sonnets à Orphée de 1922-1923. Les sonnets de Benjamin restent à découvrir dans leur modernité lucide : « Si j’entame un chant / Il cesse à l’instant / Et si je t’aperçois / C’est une illusion (Schein) ».
mediapart.fr Sitaudis.fr, Patrick Beurard-Valdoye