Création et information culturelle en Catalogne et... ailleurs.
L'ours, meilleur ami de l'Homme ..?
D'abord, comme lui, il a atteint la position verticale, seul parmi les animaux, mais son cerveau, au contraire de l'humain, ne s'est pas développé en proportion.
Alors que la mode est à la chasse pour tuer les oursons implantés dans les PYRÉNÉES (un chasseur tue un ourson au Val d'Aran), alors qu'avant notre époque prédatrice, les villageois vivaient en bonne entente avec les ours (ils le montraient aussi, en faisaient un objet de cirque...) cette bête ressemble à celui qui l'a longtemps vénéré.
(Lire M.Pastoureau, sur les rites, pages 11 à 14, ces cérémonies prenant fin au 13° siècle, semblables, parfois, à du chamanisme; rites parfois violents, trangressifs, qui se déroulaient le 2 février, fin de l'hibernation de l'ours, à l'époque de la Chandeleur, l'église christianisant ces fêtes profanes en inventant des fêtes chrétiennes, telle celle de Chandelles - Pastoureau, page 80, édition poche-Seuil histoire).
L'ours et l'Homme vivaient, de façon alternative, dans les mêmes grottes; l'Homme de la préhistoire représentait la bête sur les parois...puis une religion de l'ours va s'instaurer, et des fêtes montrant les relations sexuelles entre les femmes des villages et les ours (les Catalans retrouvent ces fêtes depuis peu; ils réintègrent la culture ancienne de la Catalogne, fêtes profanes ou catholiques, telle la résurrection de la Sant-jordi).
Cependant, sur tous ces aspects des rites, des cohabitations bête-homme, religion...l'auteur signale bien l'opposition de préhistoriens fameux (Leroi-Gourhan): il s'agit donc d'être prudent.
Pour en savoir plus, il faut écouter notre spécialiste local:
Robert Bosch
(prononcer "Bosc" - le bois- 2013, Fêtes de l’ours en Vallespir, Trabucaire, Perpignan. )
Il faut surtout s'en remettre à la littérature pour saisir le rôle de l'ours dans nos sociétés. Ainsi, lire la nouvelle de Mérimée,
Lokis, une des meilleures du 19° siècle, publiée en 1868. Ce "conte noir" destiné au début à divertir les dames de la cour impériale; la seconde version fut rédigée pour être lue à haute voix.
L'originalité de Mérimée est à discerner sans doute dans l'opposition entre un récit montrant la monstruosité et un style neutre, telle une écriture "blanche"...
jJP.B, lecture "pastourale".
-Fêtes de l'ours en Vallespir
La Festa de l’Os (en français : fête de l'Ours) ou Chasse à l’ours (caça ou cacera de l’ós) ou encore Jour de l'ours / des ours (diada ou dia de l’ós / dels óssos) est une pratique festive carnavalesque de la région du Haut-Vallespir, dans les Pyrénées-Orientales. Elle se déroule dans trois communes : Arles-sur-Tech, Prats-de-Mollo-la-Preste et Saint-Laurent-de-Cerdans, à la fin de l’hiver, au mois de février.
Les fêtes de l’ours sont la correspondance païenne de la Chandeleur.
Dans la religion chrétienne, le 2 février, jour aujourd’hui choisi pour la Chandeleur, correspond à l’évènement de la présentation de l’enfant Jésus au temple. Mais cette date semble être la récupération par l’église de célébrations païennes bien plus anciennes. Le 2 février marque en effet la fin du solstice d’hiver et le retour du printemps. C’est le début du cycle carnavalesque. Selon les croyances populaires, c’est ce jour que l’ours dans les Pyrénées sort de son hibernation. Les regards sont alors tous tournés vers le ciel puisque la météo va déterminer l’attitude de l’ours et par cela des récoltes à venir. En effet, la croyance veut que s’il fait soleil le 2 février, l’ours retourne dans sa grotte et hiberne 40 jours supplémentaires, ce qui signifie que l’hiver se prolonge au détriment du printemps et des cultures. L’animal fait aussi partie de légendes l’assimilant à l’être humain, notamment celle de Jean de l’Ours, connu pour être né de l’accouplement d’une femme et d’un ours.
C’est cet accouplement qui est représenté dans les fêtes, puisque la femme a d’abord été enlevée par l’ours avant de mettre au monde l’être hybride. Les fêtes de l’ours sont donc des représentations de ces légendes populaires qui reflètent l’opposition nature/culture et animalité/humanité. Si le déroulement des fêtes a surement évolué dans le temps, son historique n’est pas connu. En revanche, on peut affirmer que ces célébrations sont très anciennes puisqu’elles descendraient de cultes préhistoriques, puis des Lupercales romaines, puis des cultes à l’ours au Moyen Âge. Le texte le plus ancien connu à ce jour évoquant la présence de l’ours dans des fêtes date de 1424 et se trouve en Catalogne. Si aujourd’hui on retrouve les fêtes de l’ours dans leur état d’origine seulement dans le Haut-Vallespir, le culte de l’ours est toujours présent dans certaines régions et notamment dans les Pyrénées (Béarn, Pays basque…) dans d’autres manifestations telles le Carnaval.
Le 17 décembre 2014, les trois fêtes sont inscrites à l'Inventaire du patrimoine culturel immatériel en France1 en vue d'une candidature à l'inscription au patrimoine mondial de l'UNESCO. L'annonce officielle est faite le 19 janvier suivant par les maires des trois communes.
29 novembre 2022, les fêtes de l'ours dans les Pyrénées d'Andorre et de France sont inscrites au Patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO.
Les fêtes de l’ours mettent en scène la relation ours-hommes chasseurs et femmes.
La fête de l'ours marquait le départ des chasseurs des villages du Vallespir à la chasse à l'ours. Ce dernier est un prédateur très modéré des troupeaux de moutons, il peut voler un agneau mais les vaches et les taureaux les chassent facilement, et sa fourrure a beaucoup de valeur. Des familles de chasseurs existaient dans les villages. Egalement, ses petits étaient enlevés pour devenir des sujets de distraction (montreurs d'ours) alors que la mère est très protectrice.
Comme il a un comportement et un aspect très humain, on le respecte et on le craint.
Dépouillé de sa fourrure, il ressemble à un corps humain.
C'est l'animal roi des celtes (Artos, Arthur...), avant que l'Eglise mette à sa place le lion car l'ours est trop humain.
Aussi les fêtes visent à lui expliquer pourquoi on lui cause du tort, il a séduit la femme du chasseur, à se protéger de sa vengeance, c'est un esprit animal puissant, et à l'honorer car il est le "dieu" du renouveau et des naissances, de la fécondité.
Cela va plus loin qu'un simple carnaval, car il y a de vrais mises en scènes. Ainsi l'histoire mise en scène à Arles sur Tech est celle de la séduction de la femme du chasseur par l'ours, les chasseurs vont chercher l'ours, le ramènent et le tondent. Ils lui prennent sa peau, et ce faisant ils en font un être humain.
A Prats de Mollo, les 3 ours poursuivis par les chasseurs salissent de cendres le visage des jeunes filles et des femmes et ainsi assurent leur fécondité, et leur portent bonheur. Les ours simulent l’enlèvement des femmes et jeunes filles. Cela donne lieu à des courses poursuites joyeuses à travers les rues, les chasseurs les pourchassent.
Ces fêtes mettent l'ours sur un trône.
Le rituel se termine toujours de la même manière, par la démonstration de la domination de l’homme sur l’ours, à travers sa capture symbolique et le rasage de la fourrure. Cela représente aussi la victoire de l'être humain sur sa partie animale. Mais surtout son respect envers l'ours.
Ces pratiques sont très anciennes et s’étendaient autrefois sur une partie bien plus large du territoire français et international, en particulier dans l’hémisphère nord. (C) wikipedia
Ursum facere ou le sens reconstitué
1Dans le Haut-Vallespir, une vallée encaissée des Pyrénées-Orientales qui mène en Espagne par les cols de Coustouges et d’Ares, en plein pays catalan, au mois de février, de jeunes hommes figurant des « Ours », poursuivis par des « Chasseurs », parcourent les rues des villages, en quête des jeunes filles dont ils cherchent à se saisir.
2Autrefois, la fête, qui avait lieu le 2 février, jour de la Chandeleur mais aussi jour supposé de la fin de l’hibernation des ours, était célébrée dans tous les villages et hameaux de la vallée. Aujourd’hui, seules trois communes continuent de l’organiser, Arles-sur-Tech, qui jouxte la ville thermale d’Amélie-les-Bains, Saint-Laurent-de-Cerdans et Prats-de-Mollo.
3L’ancienneté de ces fêtes, qui s’intègrent dans l’ensemble des festivités carnavalesques, ne semble faire aucun doute. Localement, la première description écrite retrouvée date de 1832 où le conservateur de la bibliothèque de Perpignan mentionne dans son Histoire du Roussillonl’existence, dans le Vallespir, d’une « mascarade de tradition » au cours de laquelle
un homme de la lie du peuple se déguise en ours ; ses camarades, vêtus des haillons les plus sales, et barbouillés de la façon la plus ignoble, l’accompagnent et le font danser au bruit assourdissant de sifflets, d’entonnoirs, de crécelles et de tambours.
5Une « dégoûtante farce », ajoute l’auteur qui assure qu’il n’en aurait pas parlé si elle n’avait été de la plus grande antiquité. Dès les années 1930, des films d’amateur et des descriptions de folkloristes anglais et catalans, puis d’ethnologues français [1][1]Les folkloristes britanniques Violet Alford et Basil Collier,… à partir des années 1960, attestent qu’elles ont relativement peu évolué au long du xxe siècle et collectent des témoignages qui jalonnent une grande partie du xixe.
6Hors de la sphère locale, les attestations sont encore bien plus anciennes, puisque c’est dès le Moyen Âge que l’on trouve mention, par les interdits religieux qui les frappaient, de fêtes masquées mettant en scène des ours et des femmes [2][2]Par exemple dans le capitulaire (852-853) de l’archevêque de…. Pour Michel Pastoureau, l’ours, fauve redoutable, plantigrade capable de marcher sur deux pattes, crédité d’un appétit charnel pour les jeunes femmes, d’une puissance sexuelle liée à son os pénien et de la capacité à copuler en position couchée et face à face à la manière des humains [3][3]Cette caractéristique du coït ad modum hominum, citée pour la…, aurait été l’objet d’une vénération millénaire et même, défend-il contre l’opinion dominante des préhistoriens, d’un culte dont témoigneraient les arrangements d’ossuaires et les représentations retrouvés dans les cavernes. Souvenir d’une religion païenne de l’ours, des mascarades ursines et des simulacres d’enlèvements et de viols de jeunes filles auraient longtemps subsisté dans toute l’Europe et même, au-delà, dans une grande partie de l’hémisphère nord, malgré les tentatives de l’Église de les éradiquer. La juxtaposition, le 2 février, de trois fêtes catholiques majeures, la purification de Marie, la présentation de Jésus au temple et la Chandeleur, serait un indice de la difficulté à neutraliser ces croyances païennes anciennes et à les recouvrir par un nouveau calendrier liturgique [4][4]Ibid., p. 151..
7Localement, cette longue généalogie des fêtes est tenue pour acquise. Si l’on ne s’encombre guère de détails, on les dit volontiers « de tradition immémoriale », « ancestrales », « remontant à la nuit des temps ». Mais une telle interprétation, qui renoue avec le vertige des origines propre aux savants, folkloristes, philologues, historiens du xixe siècle, pose inévitablement la question du lien entre les fêtes médiévales (sans même parler d’un hypothétique culte préhistorique) et celles qui rassemblent aujourd’hui les Hauts-Vallespiriens chaque mois de février. Michel Pastoureau tranche :
Le problème reste évidemment d’évaluer ce qui peut avoir survécu des pratiques médiévales dans ces jeux modernes, plus ou moins artificiels et par trop médiatisés. Rien probablement [5][5]Ibid., p. 150..
9De fait, à poser la question en ces termes, rien ne peut avoir survécu que la survivance elle-même, résidu d’une culture passée dont la cohérence serait depuis longtemps perdue. De même qu’il est impossible de comprendre pourquoi elle aurait subsisté lorsque tant d’autres motifs ont totalement disparu, une aporie qui a entraîné le désaveu de la théorie des survivances élaborée par Edward Burnett Tylor dans Primitive Culture, indépendamment même du contexte évolutionniste de son élaboration. Comme l’écrivait très justement Jean-Claude Schmitt :
Rien n’est « survécu » dans une culture, tout est vécu ou n’est pas. Une croyance ou un rite ne sont pas la combinaison de reliquats et d’innovations hétérogènes, mais une expérience n’ayant de sens que dans sa cohésion présente [6][6]Jean-Claude Schmitt, « “Religion populaire” et culture….
11Mais qu’en est-il précisément de cette cohésion ? Depuis la fin du xixe siècle à Arles-sur-Tech, et depuis les années 1970 dans les deux autres villages, les fêtes sont sorties du silence de l’entre-soi, cette sphère où la culture va sans dire, pour entrer dans celle où elle a besoin d’être explicitée pour être rendue compréhensible aux autres [7][7]Qu’il s’agisse, à la fin du xixe siècle, des curistes des…. Il a donc fallu mettre des mots sur les gestes, les intégrer dans une logique, un langage, bref se livrer finalement au travail qui était autrefois dévolu aux folkloristes et aux ethnologues, longtemps persuadés que la raison sociologique ou mythique était inconsciente et échappait à ceux-là mêmes qui la mettaient en œuvre. Ce passage, postcolonial, d’une culture édictée à une culture réappropriée, passe, ici comme partout dans le monde, par une intense production de sens, prise en charge par les autochtones qui critiquent, recyclent et réinterprètent les anciens discours savants. Par ailleurs, et depuis bien plus longtemps, la fête n’a cessé de se transformer, chaque génération, chaque responsable de comité des fêtes, apportant son lot d’ajouts et de retraits, de changements : de dates, de rôles impartis aux générations, de place accordée aux femmes, du rapport entre la fête pour soi et le spectacle donné aux autres [8][8]Claudie Voisenat, « Faire l’ours. Jeux, enjeux et limites de la…… ; toutes transformations qui ont certes maintenu la fête vivante, l’ont adaptée à sa propre contemporanéité, mais ont nécessité de recoudre inlassablement le tissu des significations. De ce point de vue, les fêtes de l’Ours ont, en effet, connu la même évolution que l’ensemble des fêtes européennes [9][9]Pour une analyse de ce mouvement qui conduit, dans les années…, d’autant plus volontiers qualifiées de « traditionnelles » qu’elles ont été, dans la seconde moitié du xxe siècle, réinvesties et enrichies par une mythopoïèse du lien communautaire [10][10]Michael Herzfeld, Cultural Intimacy. Social Poetics in the… qui, jouant de l’enracinement et de la temporalité, s’inscrit dans une construction sociale complexe articulant ancienneté et authenticité dans la puissante catégorie narrative qu’est la tradition et dans le dispositif plus large du patrimoine culturel [11][11]Daniel Fabre, « L’ordinaire, le familier, l’intime… loin du….
12En dépit de leur ancienneté, ou mieux, en raison de cette ancienneté, les fêtes de l’Ours relèvent bien d’une reconstitution, non pas celle, matérielle, d’un passé mis en scène, avec ses costumes, ses gestes, ses décors [12][12]Encore qu’il ne faille pas trop vite écarter le fait que cette…, mais celle du sens, perpétuellement ravaudé, restauré, à mesure que le temps et les transformations sociales le délient, le dénouent. Reconstitution, au sens où un tissu lésé se reconstitue sans jamais revenir à son état initial, mais en portant la marque, cicatricielle, des césures qu’il a fallu combler. Si les gestes et l’expression, « faire l’Ours », ursum facere [13][13]Michel Pastoureau, L’ours, op. cit., p. 177. montrent une singulière rémanence, aussi loin que remonte notre documentation, depuis le milieu du xixe siècle au moins, les façons et les raisons de le faire n’ont pas cessé d’être réélaborées, restaurant en permanence la cohérence qui donne sens à l’expérience, en permet le renouvellement et la répétition qui lui donne valeur de rite. Réutilisations, emprunts, transferts, autant de modalités des reconstitutions à l’œuvre qui nous ramènent, et ce n’est pas une surprise, à ce bricolage dont Lévi-Strauss avait fait la caractéristique de la pensée mythique.
13Ici, en effet, la stratigraphie des sens possibles, le recouvrement des discours autochtones par ceux de la religion tout d’abord, de l’érudition locale ensuite, des sciences humaines enfin, et leur récupération, on pourrait dire leur indigénisation récente, par une communauté soucieuse d’énoncer et valoriser sa propre culture, ne cantonnent pas la reconstitution dans la fidélité à une vérité originelle, unique. Reconstituer la cohérence, c’est avant tout orchestrer une polyphonie. Nous tenterons ici d’en isoler quelques voix.
14Là, comme ailleurs, la plupart des sources anciennes ne donnent à entendre que les interprétations éclairées d’une élite, fût-elle locale. À peine peut-on parfois, dans des descriptions ethnographiques plus précises (ou moins ambitieuses) que les autres, dans des annotations qui servent de base aux interprétations savantes, déceler quelques éléments qui donnent à entrevoir la raison, sinon originelle, du moins originaire, des actants. Dans la seconde moitié du xixe siècle, à Arles-sur-Tech, les fêtes de l’Ours sont explicitement considérées comme des parodies de chasse à l’ours, celui-ci, une fois capturé, étant promené enchaîné par la ville où « il montre des velléités de rébellion quand il se précipite sur le sexe faible qui ne dédaigne pas ses assiduités, malgré les cris de fausse terreur renouvelés à chaque tentative d’attaque ». Cette attirance de l’ours pour les femmes est considérée comme un motif très ancien [14][14]À juste titre semble-t-il. Quoique rédigée au milieu du…. Les masques et sonnailles dont sont alors équipés les chasseurs qui l’accompagnent sont considérés comme la reproduction du costume des anciens traqueurs d’ours qui « entouraient leur ceinture de grosses cloches appelées asqueilles en catalan ». Ces explications, avancées par le maire d’Arles, le médecin Venance Paraire, sont démenties dès le début du xxe siècle par les premiers observateurs étrangers, tenants d’une interprétation symboliste tout d’abord puis ritualiste d’inspiration frazérienne. Pour Edmond Haraucourt, écrivain et poète, de passage en 1902, la fête symbolise la légende médiévale des reliques d’Abdon et Sennen délivrant la ville de la menace des Simiots, monstres dévoreurs d’enfants [15][15]Il qualifie de sceptiques ceux qui s’en tiennent à l’idée d’une…. Pour Violet Alford, en 1936, elle est une parfaite représentation d’un rite de printemps, avec la mise à mort de la victime émissaire, le roi vieux et affaibli qui doit laisser place à une vigueur nouvelle et à de nouveaux pouvoirs fécondants.
15Cette interprétation, qui renvoie directement aux théories développées par Sir James George Frazer dans Le Rameau d’or, connaîtra un succès durable et sera largement reprise et amplifiée à la fois dans les travaux de l’érudition locale mais aussi dans les médias, toujours avides de débusquer le rite sous la fête et d’y voir la marque d’une primitivité aujourd’hui largement valorisée [16][16]Jean-Loup Amselle, Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes…. Mais le succès de cette interprétation des fêtes carnavalesques comme rituels agraires propices à la fertilité n’est pas propre au Vallespir ; il se retrouve partout en Europe où il est concomitant du renouveau des fêtes elles-mêmes depuis les années 1970 et de la volonté de les « réenchanter » en leur réattribuant un sens, d’autant plus paradoxal, il faut le souligner, que la plupart des territoires où elles se déploient n’ont aujourd’hui plus de vocation strictement agricole. Alessandro Testa, qui a observé le phénomène en Italie et en République tchèque, a proposé de qualifier de « frazérisme populaire », « cet ensemble complexe de phénomènes et dynamiques sociales ». Il y voit « l’une des modalités possibles de “normalisation” de la tradition, une façon d’encapsuler ses interprétations et d’en discipliner les conflits potentiels en les ramenant à un imaginaire largement répandu et bien établi d’ancienneté, de magie et de primitivité ; un imaginaire qui favorise la ritualisation et procure des sentiments d’authenticité, de pureté culturelle et d’identité communautaire [17][17]Alessandro Testa, « “Fertility” and the Carnival 2: Popular… ».
16L’exemple vallespirien nous semble devoir rajouter quelque chose à cette analyse, il montre, en effet, qu’en plus (et sans doute du fait) de son caractère très général, le frazérisme populaire fait preuve d’une extraordinaire plasticité et d’une capacité à intégrer de nouvelles interprétations qui, loin d’être concurrentes, viennent, au contraire, en enrichir le sens.
Popularisé localement dès les années 1960 [18][18]Voir essentiellement Loaiza i Vidiella, La festa de l’ós al…, les interprétations frazériennes, faisant du passage du vieil hiver au renouveau printanier une célébration des forces sexuelles et fécondantes de la jeunesse, ont, en effet, tout naturellement intégré les analyses des ethnologues des années 1970 et 1980 enclins à voir dans les fêtes plus un rite, fortement sexué, de passage à l’âge adulte et une domestication des forces sauvages de la jeunesse par les hommes faits (i.e. mariés et pères) qu’un rituel saisonnier [19][19]En particulier les travaux de Daniel Fabre et Sophie Bobbé.….
17Aujourd’hui, les interprétations locales intègrent un peu de tous ces éléments. L’apparition de l’ours est concomitante de celle du printemps qu’elle célèbre et la fête est perçue comme une forme de régénération des forces à la fois individuelles et collectives. L’ours, joué par les jeunes, représente l’irruption dans le village des forces sauvages qui viennent troubler l’ordre social. À cet égard, le rasage des Ours par les plus anciens, qui marque la fin de la fête, est un retour à l’ordre où se surjouent, surtout à Prats-de-Mollo, les relations de rivalité entre les générations [20][20]Claudie Voisenat, « Faire l’ours… », art. cité..
Parallèlement, le fait pour une femme d’être saisie par l’Ours est perçu comme un signe d’une attractivité sexuelle directement liée à l’âge : sexuellement mature, elle n’est ni trop jeune ni trop vieille pour « voir l’ours ». S’y rajoutent toutefois deux nouveaux registres qui illustrent parfaitement la capacité des fêtes à faire place à des préoccupations contemporaines. Le premier est apparu au cours des années 1980-1990, à mesure que la fête, largement médiatisée, attirait un public de plus en plus nombreux. Paradoxalement, elle en a été d’autant plus investie d’un rôle de célébration de l’entre-soi.
Si, à Prats par exemple, tout le monde est mâchuré (i.e. barbouillé d’un mélange de suie et d’huile) par les Ours, les façons dont ils procèdent à cette opération sont strictement codifiées et respectent une subtile gradation dans la reconnaissance sociale. Repérer les Pratéens au milieu de la foule, les honorer de l’enlacement espéré, n’oublier personne, prendre le temps d’aller mâchurer les anciens qui ne peuvent pas se déplacer, bref célébrer la cohésion communautaire au moment même où la communauté est la plus ouverte sur l’extérieur est aujourd’hui l’un des rôles explicites de la fête. Certes les filles sont toujours mâchurées avec un plaisir non dissimulé et une attention marquée mais elles ne sont plus les seules destinataires de l’intérêt des Ours, et la qualification de l’identité sociale a progressivement pris le pas sur la désignation de la différence sexuelle.
À Arles-sur-Tech, ce sont les bâtons des chasseurs qui, aux yeux des habitants, symbolisent cette cohésion communautaire : chacun tenant son propre bâton et celui du voisin, ils réunissent les participants en une ronde qui isole et protège la petite scène que les trois acteurs principaux rejouent de place en place.
18Une autre évolution essentielle est celle qui, depuis le début des années 2000, attribue à la fête une dimension quasi chamanique. L’émergence de cette nouvelle interprétation mériterait qu’on s’y arrête longuement tant elle montre l’intrication, dans la fabrique du sens, de niveaux d’intervention très différents. Dès les années 1990, un jeune homme incarne l’Ours de façon particulièrement exemplaire, petit, mince, vif, extrêmement rapide, rusé et jouant sur des apparitions surprises, le regard clair dans son visage noirci lui confère un aspect à la fois très photogénique mais aussi inquiétant.
Contrairement aux autres Ours qui avaient tendance à boire pour endosser l’extraversion de leur rôle, il commence à incarner un autre modèle, celui de la « métamoursphose » pour reprendre l’expression inventée et popularisée par l’un des théoriciens autochtones de la fête. Aujourd’hui encore, sa femme explique que lorsqu’il avait endossé la peau de l’Ours (qui est, à Prats, une peau de mouton) elle ne le reconnaissait plus et qu’elle en avait peur. Le moment précis de cette transformation va peu à peu être précisé et prendre une importance grandissante dans la gestuelle de la fête : c’est celui où l’Ours mâchure son propre visage et qui est, depuis quelques années, marqué par un profond rugissement particulièrement prisé des médias et des caméras qui se bousculent sur le lieu de l’habillage. Il s’accompagne également d’un changement d’expression du regard qui, plus profondément (mais moins spectaculairement que le rugissement) exprime pour les proches des Ours, leur changement de nature.
19La reprise dans les constructions autochtones du thème largement répandu dans l’hémisphère nord et repéré dès le xixe siècle par les folkloristes de la proximité de l’homme et de l’ours, de leur parenté intrinsèque, la montée en puissance d’un nouveau rapport à l’animal et la dénonciation du spécisme dont les médias se font l’écho, l’attrait des nouvelles spiritualités et le néochamanisme très présent localement, tout a concouru, à des degrés divers, à alimenter une nouvelle vision de la fête qui vient non pas remplacer mais se juxtaposer, s’ajuster à l’interprétation frazérienne des décennies précédentes. Le nouvel accent mis sur les deux moments de la transformation, d’homme en Ours lors de l’habillage suivi du retour à l’humanité au moment du rasage génère de nouveaux gestes et discours. Tous les Ours pratéens parlent aujourd’hui de ce sentiment particulier de libération qu’ils ressentent au moment du rugissement, quand les angoisses humaines disparaissent pour laisser place à une sorte de parenthèse, une bulle temporelle où ils ne sont plus vraiment eux-mêmes. Mais tandis que les anciens évoquent cette disposition d’esprit spécifique en la comparant à l’oubli de soi et de ses limites que l’on éprouve pendant un match de rugby, les Ours de la jeune génération font de plus en plus référence à la thématique de l’homme dans La Peau de l’ours [21][21]Titre d’un film de François Boutonnet sur la fête de l’Ours de….
De même, à Saint-Laurent-de-Cerdans, depuis deux ans, l’habillage de l’Ours ne se fait plus dans un petit garage partagé avec la Monaca, un autre des principaux personnages de la fête, mais dans le local des Chasseurs, plus loin dans la montagne, où l’Ours est seul en scène sous le regard des médias et de leurs caméras. Le moment est devenu grave, l’habillage qui se faisait autrefois au milieu de la famille et des amis dans le brouhaha des préparatifs des autres personnages de la fête est devenu un instant sacralisé, dont les femmes et les enfants sont d’ailleurs très significativement absents.
20Les reconstitutions que nous venons d’évoquer sont, on le voit, très éloignées de celles qui consistent à reproduire le plus fidèlement possible un modèle historique et où l’authenticité est précisément indexée sur la similitude.
On a ici affaire à une culture vivante, dynamique, qui se reconstitue à mesure qu’elle se transmet, créant en permanence de nouvelles configurations, recouvrant des coutures du présent les tissages et entrelacements du passé. Ici, reconstitutions, reconfigurations et restaurations ne s’opposent pas, mais désignent le même processus d’élaboration permanente d’une cohérence sans cesse en mouvement. Ce processus de reconstruction de la signification et, partant, de l’importance sociale des traits culturels n’est cependant pas toujours efficace : en Vallespir, chacun a une conscience aiguë que les fêtes ont bien failli disparaître à plusieurs reprises et que seuls des concours de circonstances (émergence d’une personnalité charismatique, tournage d’un film…) ont impulsé un nouveau souffle, au sens quasi spirituel du terme. Employés pour évoquer cette longévité, les mots « miracle » ou « trésor » soulignent bien le caractère exceptionnel de cette continuité perçue comme hors du cours naturel de la raison ou de la valeur et qui est vécue comme perpétuellement menacée. L’autre écueil de cette fabrique du sens est le risque de son instrumentalisation dans une forme de marchandisation des identités, valorisées comme authentiques et, de ce fait même, folklorisées et essentialisées.
Premières terres d’accueil de la Retirada, les villages du Haut-Vallespir tirent une fierté légitime des témoignages de reconnaissance des réfugiés alors accueillis dans des conditions dramatiques. Ils mettent aujourd’hui en avant leur capacité d’ouverture à l’autre que les fêtes de l’Ours, avec leur scène finale de réhumanisation de l’animal immédiatement happé par les danses qui rassemblent tous les participants, illustrent à leur manière. « Ici, dit-on, on intègre même les ours. » De fait, la construction du sens des fêtes participe d’un ensemble de représentations d’une image idéale que la vallée, en quête de revitalisation, veut donner d’elle-même, proche de la nature, attachée à ses valeurs culturelles enracinées dans le passé mais ouverte au monde et aux autres, conviés à venir les partager. C’est précisément ce qui justifie et légitime aux yeux de ses promoteurs la candidature des fêtes à l’inscription sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, une nouvelle catégorie patrimoniale, créée en 2003, pour favoriser la réappropriation, par les communautés, de la capacité à désigner leur patrimoine. Avec le risque, localement mesuré et jugé conjurable, que les fêtes passent ainsi de la prolifération du sens à la valeur patrimoniale, que de signifiantes elles deviennent emblématiques et que la reconstitution buissonnante vire subrepticement à la simple reproduction.
*Les folkloristes britanniques Violet Alford et Basil Collier, le Catalan Joan Amades à la fin des années 1930 puis Jean-Michel Guilcher dans les années 1960, Daniel Fabre au début des années 1970 et Sophie Bobbé dans les années 1980. Claude Gaignebet, s’il ne vint pas sur le terrain, utilisa largement les données ethnographiques existantes pour construire sa théorie d’une religion carnavalesque dont l’ours et, plus largement, les représentations de l’homme sauvage sont les divinités (Le carnaval, Paris, Payot, 1974).