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Littérature roumaine
Marian Nazat
« Je suis vieux, je suis vieux ! »…
Il fait déjà jour. Je reste étendu sur le lit et je regarde par la fenêtre ouverte un groupe d’acacias fleuris. Je flotte entre la réalité et le rêve. « Grand-père, tu es un vieil oiseau qui ne peut plus voler », me réveille de la rêverie Tudor, mon petit-fils de quatre ans, en me regardant d’une certaine manière. Je veux me relever et partir, mais c’est comme si mes ailes… étaient pétrifiées.
Je marche tout doucement à travers la ville. Je n’ai aucun but, tout simplement je veux flâner et écarquiller les yeux, comme disaient les paysans de jadis. Je fais quand même quelque chose – je regarde les visages des passants et j’essaie de voir en eux. D’où vient chacun et où il va. Je ne sais pas comment ni pourquoi, mais le dernier temps je n’observe que les vieillards. Et, mon Dieu, comme ils sont nombreux ! Mon cœur tremble tandis que je compte leurs pas toujours plus difficiles… leur regard toujours plus éteint, dont ce scintillement joueur a disparu… l’aspect toujours plus précaire… la peur dans chaque respiration…
Je connais certains d’entre eux depuis quelques décennies et c’est pourquoi je suis troublé à chaque fois que je les aperçois. Ils semblent avoir vieilli d’un coup, jusque récemment ils avaient été jeunes, non fissurés. De toute façon, il n’y a pas longtemps, j’apercevais rarement des gens aux cheveux blancs, sous le fardeau de l’âge. Non qu’ils n’aient pas existé, mais ils ne faisaient pas partie de mon univers, je ne les observais pas. Tandis que maintenant, ils se sont agglomérés autour de moi et je me pose sans cesse une question : « Pourquoi est-il nécessaire de voir la vieillesse sur d’autres visages pour la déchiffrer sur le sien ? »[1]
De sorte que, de retour à la maison, je me fige devant le miroir et je m’investigue, le cœur effrayé. « Comme j’ai changé ! », remarqué-je vaincu. Les fissuressur le front se sont approfondies, mes cheveux ont blanchi et en ont assez de m’être fidèles, eh, ce n’est pas ma meilleure version ! Indiscutablement, il y a eu de meilleurs temps, lorsque je n’avais pas l’aspect d’une « bougie poussiéreuse »[2]. Vraiment, « il est très étrange de vieillir. Le truc principal est que vous devez vous répéter sans cesse : je suis vieux, je suis vieux. »[3]
Et la répétition est la mère de l’apprentissage, n’est-ce pas ? Au diable, un peu d’humour fait augmenter notre moral. Je me le dis sans cesse, mais en vain, l’âge « se colle à moi comme une sangsue »[4], je ne peux en aucune manière la détacher et la jeter au loin. Ou du moins l’amadouer et l’arrêter de sucer ma vitalité. Je cherche à gauche et à droite, peut-être quelqu’un a-t-il découvert la formule magique, mais j’abandonne. Personne n’a trouvé le remède de la jeunesse perpétuelle. Je désirerais celui de la maturité perpétuelle, je ne blague pas du tout ! Je me secoue et j’essaie de sourire, tout n’est pas perdu ! Par exemple, il suffit d’une brise maintenant « pour que le parfum m’habille de souvenirs »[5].
Comme les voyages vers le passé sont merveilleux ! Parfois, toute retouche est à votre portée, toute correction. De plus, le temps estompe les gros accents, violents et cosmétise les plaies. Avez-vous observé que de vos profondeurs on ne sort pas trop de vase ? Le seau n’apporte à la surface que de l’eau cristalline, sinon on s’empoisonnerait de ses propres excrétions, amères comme le fiel. Là-bas, descendu dans ses profondeurs de début, on se revoit comme jadis, un petit d’homme qui n’a que de l’avenir, rien d’autre. Innocent et serein. Les jours volent comme les fous et à votre insu vous vous réveillez avec un gros boulet attaché au pied. « Hélas, mon enfance,/comme il est misérable/ l’être qui s’est écoulé de toi ! »[6].
On avale à sec, on injurie avec dépit, mais rien ne vous empêchera de porter de l’eau sans cesse. Au bout du compte, « la vieillesse n’est que le nom et l’aspect d’un élan sous une cape de nuages qui nous empêche d’observer sa continuation vers le haut »[7].
« Je suis vieux, je suis vieux ! », me répétè-je comme une machine abîmée dans la cachette domestique, avec le désir d’amadouer les dieux. Eux aussi sont impuissants en cette saison de la peur et de l’impuissance… « Traînant, le crépuscule, lézard de lumière »…[8]
1er janvier 2021
(extrait de La vie broie, broie…, Éd. RAO, Bucarest, 2023)
***Marian Nazat
Né le 14 mars 1961 à Topraisar (Roumanie). Diplômé de la Faculté de droit. Avocat au barreau de Bucarest. Il publie des articles sur son blogue personnel :
www.mariannazat.ro
et sur divers autres sites.
Livres : Starea de anormalitate 1 et 2, România de-a-ndoaselea, România oranj, România târâș, Pe tălpile României, Țara de cobai, Jurnalul banalității, Suflet în exil, Cartea ieruncilor, Lumea de azi, Basmul fotbalului..., Prizonier în „câmpul tactic“, Russia 2018 : de Pierre le Grand à... Deschamps, Homo homini… virus et Dragul meu haștagist.
L’écrivain se confesse : « J’écris sans cesse, sinon je sècherais, j’écris pour ne pas oublier que j’existe, j’écris pour ne pas laisser les mauvaises herbes pousser au-dessus d’un monde déjà mort, j’écris… ».
[2] Charles Bukowski, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau.
[3] Charles Bukowski, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau.
[4] Charles Bukowski, Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau.
[5] Vintilă Horia, Jurnal de sfârșit de ciclu 1998-1992. Jurnal turinez 1978.
[6] Dorin Tudoran.
[7] Vintilă Horia, Jurnalul unui țăran de la Dunăre.
[8] Vasile Voiculescu, Printre semințiile gândului.
Le mot de la traductrice (du roumain au français) : Letitia ILEA.
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Thème : Témoignage (Edilivre)
Date de publication : 02/08/2022