La pensée politique de Dali : “ idéologies ” ou “ idiologies ” ?, par Jean-Pierre Bonnel
Salvador sera tour à tour communiste, anarchiste de droite, franquiste, catholique papiste, et surtout… grand clown médiatique !
Le jeune Dali, c’est-à-dire, l’étudiant provocateur de 1925, est dadaïste dans l’âme, à l’avant-garde de la révolution artiste et proche des communistes ; il se lie d’amitié avec Luis Buñuel avec qui il collabore pour réaliser des films iconoclastes et surréalistes, et surtout avec le poète républicain Garcia Lorca, qui sera fusillé en 1936 par les milices fascistes. Ensuite, évoluant à Paris dans le groupe surréaliste dirigé par André Breton, il est l’un des membres les plus remuants ; cependant, il va vite se heurter à Breton, grand “ pape ” du mouvement et qui adhère avec Eluard et Aragon au Parti communiste : c’est ainsi que l’effigie de Lénine, traitée de façon “ suspecte ” par Dali dans son immense tableau L’Enigme de Guillaume Tell n’est pas du goût d’André Breton et de ses fidèles.
Il faut dire aussi –lire les Mémoires de l’ancien trotskiste surréaliste André Thirion- que Salvador n’arrête pas de parler de Hitler, affirmant que “ le dos d’Adolf me paraît très comestible : il faut manger Hitler ! ” Il représente le futur dictateur en… vache qui rit, face au tableau de Lénine ! Le groupe surréaliste estime que les propos de Dali sont dithyrambiques à l’égard de Hitler qui, selon Dali, aurait “ quatre couilles ” ! Le 5 février 1934 au cours d’une soirée loufoque chez A. Breton, et d’un procès inquisitorial, les surréalistes décident d’exclure Dali : “ Il s’est rendu coupable d’actes contre-révolutionnaires tendant à la glorification du fascisme hitlérien. ” S. Dali expliquera plus tard dans “ L’Express ” que sa fascination pour le Führer n’a jamais été d’essence politique, mais philosophique : “ Hitler était un pur masochiste. Il n’a entrepris toute cette action wagnérienne que dans le but inconscient de perdre et de mourir. ” Salvador est exclu mais continue d’écrire à Breton, lui annonçant qu’il fait des conférences antifascistes…
André Breton n’arrive pas à démontrer le fascisme en actes de Dali : il finira par l’accuser de “ capitaliste ” et inventera son fameux anagramme “ Avida dollars. ” Si Dali avait placé face à face les toiles de Lénine et de Hitler, c’est qu’il ne voulait aucun de ces deux totalitarismes : il osait briser le consensus sur les régimes communistes et disait la vérité avant tout le monde ; en même temps, il faisait comprendre, dans cette confrontation insoutenable, qu’il ne voulait pas non plus du troisième individu, “ le pape du surréalisme ”, spécialiste des exclusions et des excommunications…Un autre grand peintre catalan, Joan Miró, qui flirtait à la même époque avec les surréalistes, ne put jamais supporter l’autoritarisme de Breton, “ cette discipline de caserne ” (1929- cf. catalogue de l’actuelle rétrospective du Centre Pompidou) Dali n’était pas communiste : il l’affirme implicitement à travers sa célèbre formule : “ Picasso est communiste, moi non plus ! ” Dali se disait “ anarchiste ”, de droite, sans doute, un anar fait d’égoïsme et d’individualisme, plutôt que d’idéal collectiviste…
On peut comprendre l’aspect provocateur de certaines déclarations “ fascisantes ” du Maître de Cadaquès ; cependant, comment accepter que l’auteur de Prémonition de la guerre civile (1936-Musée de Philadelphie) salue d’un joyeux “ Olé ! ” l’annonce, en 1936, de l’exécution de son ancien ami Federico G. Lorca ! Comment accepter que le créateur de Poésie d’Amérique (1943-Fondation Gala-Dali), toile encore prémonitoire et moralisatrice, montrant un Noir, nouvel Adam, symbole d’un monde à naître, horrifié par l’autodestruction irresponsable du frère blanc, se félicite, lors du procès de Burgos, en 1974, de la condamnation des membres de l’ETA à être garrottés par la justice de Franco ? Qu’il soit aristocrate et fait marquis, soit : “ Je suis monarchiste dans le sens le plus absolu du mot ” (Entretiens –1983, édition Belfond- avec Alain Bosquet, avec qui il s’explique sur la Croix d’Isabelle la Catholique, la plus haute distinction espagnole, donnée en 1964 par le dictateur), mais qu’il se prostitue devant le Caudillo parce que celui-ci a réglé les dettes du “ génial Catalan ” contractées lors de son exil luxueux aux USA, cela donne raison à Breton et préfigure la dernière période de Dali, la moins riche en chefs-d’œuvre, mais pléthorique quant aux “ exhibitions ” pensées pour faire de l’argent…
Affichant des sympathies pour les régimes totalitaires, avant de se rallier, de façon peu discrète, après la guerre, au catholicisme romain, Dali a été accusé de “ raciste ” ; il a prétendu en effet, en 1939, que “ le malaise racial domine le monde ” ; comme Pierre Ajame (La double vie de S.D.- Ramsay- 1984), nous trouvons le propos monstrueux, mais : “ Qu’en est-il en 1971, quand il traite Karl Marx de “ cocu ”, pour s’être trompé sur la lutte des classes et n’avoir pas “ prévu la vraie lutte de notre époque, c’est-à-dire la lutte des races ” ? Plus personne ne proteste… ” Dali va essayer de se racheter et soudain sous le charme de la papauté romaine, se rend auprès de Jean XXIII pour lui exposer le projet d’une vaste cathédrale œcuménique…Le brave pape ne pourra pas trahir un sourire discret. Alors, la religion qui lui reste, en guise d’idéologie ultime, c’est la quête et la célébration de l’argent. Le veau d’or ! Le vrai Dali c’est celui qui fera des faux et signera des feuilles blanches ; c’est “ l’homme-sandwich ” (Philippe Soupault) qui, en faisant de la réclame pour une marque de chocolat, organise sa propre publicité ! Dali l’avoue, avec le cynisme malsain qui le caractérise : “ Je vis à New York parce que je suis au milieu d’une cascade de chèques qui suivent comme une diarrhée. ”, déclare-t-il à André Bosquet. De retour d’Amérique, poursuivi par le fisc et harcelé, il est vrai, par la muse Gala qui exige un train de vie princier, le “ pauvre ” Salvador doit profiter de la société du spectacle et peaufiner son image cathodique ! Il mobilise Walt Disney, les magazines sur papier glacé, il soigne les mécènes de son temps et sa “ statue d’excentrique officiel ”, selon le mot de Michel Braudeau (cf. portrait de Dali dans Le Monde du 31-7-2002) Fortement médiatisé, il devient un produit de consommation, un cendrier, un calendrier, un tee-shirt, une gomme…mais là, encore, Salvador est précurseur, si on considère les produits tirés des artistes et vendus dans les boutiques des musées actuels… L’extravagant est devenu vénal, mais à qui la faute ? A Dali ou à la Société ? Aux deux, sans doute !
L’image du jeune Dali provocateur et généreux des années 1923/36, depuis sa révolte et son exclusion de l’Ecole des beaux-arts de Figueres, et son séjour aux beaux-arts de Madrid où il se lie d’amitié avec Lorca, jusqu’à la mort du poète andalou, est vite dépassée par la représentation qu’il ne cesse de donner de lui-même : saltimbanque au discours confus et pseudo-érudit ponctué par un accent artificiel censé imiter l’intonation des pêcheurs de Port-Lligat ; il ne pense qu’à créer, de son vivant, sa propre légende, “ sa principale œuvre d’art ”, comme l’écrit le critique Philippe Dagen, le jour de la mort du peintre (Le Monde du 25/1/1989). Derrière ces faux-semblants, il semble que la véritable idéologie de Dali suinte et se donne à sentir dans son unique roman, écrit en 1943 aux USA :Visages cachés (Stock-1944) : roman de la décadence, de l’avant-guerre, aux allures du roman de Huysmans A Rebours, ou aux relents malsains de Notre avant-guerre du perpignanais Robert Brasillach ! Traitant du thème de l’amour-dans-la-mort, il semble que le mythe sous-jacent de Tristan et Iseult traite en fait du roman d’amour de Gala et Salvador ; l’idéologie du “ héros ”, aristocrate très Vieille France se limite à retrouver son patrimoine foncier et à exalter, à l’approche de la guerre, les vertus militaires…Il est évident que ce Dali-là est plus que décevant ! La suite l’est encore plus, avec les délires systématiques et prémédités, malgré cette déclaration sincère de 1974 : “ Tout, en moi, est théâtral ! ” Le lecteur du Journal d’un génie, de 1952, est mal à l’aise devant telle affirmation: “ Hitler venait de mourir d’une manière toute wagnérienne dans les bras d’Eva Braun à Berlin. Dès que j’appris cette nouvelle, je réfléchis dix-sept minutes avant de prendre une décision irrévocable : Salvador allait devenir la plus grande courtisane de son époque. Et je le devins. ”
On peut chercher une excuse finale à la trouble conduite dalinienne, dans le thème du double, qui l’a toujours obsédé.(*) En effet, l’artiste a toujours pensé qu’il n’était venu au monde que pour remplacer le frère que ses parents venaient de perdre prématurément ; d’où l’importance du prénom : Salvador, le sauveur. Dali n’a cessé d’endosser une personnalité autre, de se chercher, de se connaître, de se psychanalyser à travers ses écrits et ses toiles. Evoluant sans cesse entre le bien et le mal, le vrai et le faux, il passe d’une idéologie à une autre, sans vergogne. L’unique ligne cohérente de sa vie, à lire dans ses nombreuses élucubrations et dans ses tableaux d’une technique irréprochable, peut se définir comme “ le connais-toi toi-même ” intime, hélas le plus souvent occulté par l’orgueil, l’exaltation de son génie et la tragique ambition de survivre dans la postérité et de sortir vainqueur de ce combat qu’il avait déjà mené, dans le néant de la prénaissance, ou in utero, à travers son double, son jumeau de frère. Combat avec la mort, bien sûr, et “ ce sentiment tragique de la vie ”, analysé par un philosophe castillan, est aussi inhérent à l’homme catalan, et à l’individu, en général…
Photo : Dali reçu par le général Franco, le 16 juin 1956, en audience au Palais du Bardo.
(*) « En 1966, dans une collection intitulée « Lettre ouverte », Dali publie une lettre ouverte à...S. Dali. L'échange de correspondance entre « Dali anarchiste » ou « surréaliste » et Dali « avidadollars »... est l'artifice trouvé pour commenter des opinions qui circulent sur Dali, voire répondre à des attaques qui lui sont adressées, à lui ou à son double, assumer et retoucher l'image que d'autres se font de lui...A ceux qui s'en sont pris à Dali, ou qui l'ont trahi, ce sont plusieurs Dali qui répondent...La manœuvre est rusée... » Catherine Millet: Dali et moi (Gallimard- déc.2005).
Note ajoutée après la publication de l'article dans La Semaine du Roussillon, en mai 2004.