Création et information culturelle en Catalogne et... ailleurs.
(photo Anaïs Bonnel ) Au départ de Puig del Mas, pour le chemin Walter Benjamin (reportage pour Pyrénées Magazine, à paraître, été 2013, au milieu : Patrice Teysseire-Dufour), avril 2012.
- - - Extraits de Le chemin ultime de Walter Benjamin - La mort à Port-Bou (J.P.Bonnel - Cap Béar éditions)
Frontière tu nous tiens dans tes entrelacs dans les entre-deux du proche et du lointain dans tes jeux d’ouverture et de fermeture d’espoir et de désespoir
d’offrande et d’anéantissement fille offerte fille fermée
Frontière tu es dérobade tu te joues de notre folle balade
Tu n’es pas femme tu n’es pas sexe mais inconcevable concept ange et démon
Sommet d’existences qui ne mènent qu’à la mort
Bout de tout bout de rien
Tu oses te nommer Port-Bou...
Les ronces nous écorchent les mains les genoux le visage
Je sens des filets de sang sur mes joues
A tout instant mes lunettes sont près de tomber
Je regarde mes pas où poser les pieds
Mais pas les branches qui viennent me gifler me fouetter
Sous mes minces semelles je sens les affleurements aigus des schistes
Pendant ce temps le soleil doit se montrer sur la mer
j’éprouve déjà la chaleur des premiers rayons
L’escarpement est interminable je respire mal je halète fort je perds les poumons le cœur et le cerveau qui est appliqué tout entier à l’évitement des obstacles
Le corps n’est plus qu’une machine qui essaie d’avancer...
Je m’assieds sur la crête je suis sur la frontière exactement
quel effet cela peut-il faire
Cette frontière devrait symboliser la séparation entre deux pays entre l’oppression et la liberté
elle n’est qu’un point culminant
La raideur du paysage il s’agit du maquis de l’Albera succède à celle du cirque de Banyuls
La frontière séparant deux territoires deux espaces marins
En réalité je viens de le comprendre n’a pas cette vocation
elle n’existe que pour nous éblouir deux fois
Nous trompant avec cette illusion de limite naturelle de division géographique
Elle n’est là que pour livrer le spectacle de deux pays qui dans le jugement esthétique n’en font qu’un
Cette fausse dualité ne fait qu’enrichir son unité
Cette frontière pour moi s’invente sommet mythique
J’allais écrire mystique
Je me rappelle en une foudre fugace de mémoire
L’ascension du Mont Ventoux par Pétrarque
Je suis dans la réalité des frontières idéologiques et raciales
Je suis entre quatre murs comme dans un parallélépipède de planches mortuaires à l’odeur trop prononcée d’un bois de sapins
je suis et j’existe encore ici en ce moment dans cette pièce sale aux vitres douteuses aux visages fangeux comme dans un cercueil de pauvre dans une bière dépourvue d’espérance
Suis comme dans une niche parmi les niches d’un mur peint à la chaux
dans l’enceinte d’un cimetière qui se moque de la beauté d’une colline verte et blanche au-dessus de la mer
Dans le brouhaha dans le dialogue obscur anglo-castillan et franco-catalan je perçois les expressions d’apatride de sans nationalité de juif allemand de philosophe marxiste
ou bien j’invente car je comprends mal je saisis mal la situation présente l’immédiateté
J’étais libre et plein d’espoir
En un instant im Nu me voici rien me voilà mort
Le roi est nu
Je suis allé à la frontière je suis arrivé à la limite à l’extrême limite physique géographique mentale et je dirais même philosophique
la borne dernière
de la frontière
pierre milliaire
d’une mort de millénaire
est là et la frontière désormais est intérieure entre vie et mort néant radical et questionnement sur l’infini l’impermanence
elle a une réalité maintenant je sais depuis les entrailles les tripes ce remuement de sang cette excitation morbide
ce qu’est la frontière
mais ne peux te l’exprimer improbable lecteur inconnu à jamais et peut-être impossible si ce manuscrit meurt aussi
enfoui dans la mer la chaux vive l’argile pyrénéenne
ou dans les oubliettes de l’histoire des hommes de ces millions de passants sans voix sans visage dont les écrits les lettres les mots d’amour les courtes phrases ont été arrachés à leur génie méprisé
...
Port-Bou tu n’étais rien dans ma vie une inexistence une virtualité insoupçonnable
Pourtant j’ai tourné à plusieurs reprises autour de toi sans te respirer sans te subodorer
quand je venais à Barcelone dans la fièvre artistique d’une ville capitale
taillée au cordeau pour mieux convier le passant à onduler dans les ruelles arbitraires de son centre gothique sombre reclus dans sa fraîcheur et son histoire à lire dans les patios des hôtels particuliers
Jusqu’à l’ouverture du port qui faire croire que la ville regarde en arrière parce que trois vieilles colombes hantent encore les eaux des bassins
…
Et ici de l’Espagne de la Catalogne de Port-Bou
Où je ne suis pas sensible à la frontière entre les langues puisque j’ai vite compris que ce qu’ils voulaient ces voleurs de grands chemins ces trabucaires buveurs de sang et emprunteurs de citations
Ce qu’ils veulent c’est ma peau d’ours de marginal d’étranger de nulle part
Ma peau de juif
Je ne suis pas non plus sensible à la frontière entre les cultures ou les nations
Mon sentiment de la frontière se situe dans l’opposition séparant l’humain et l’inhumain l’amour et la haine l’humanisme et le fascisme la volonté d’aider l’autre ou de le dégrader
Ce n’est que cela et ne me parlez pas d’autres frontières d’états de géographies de races de patrimoines nationaux de chasses réservées de drapeaux de douanes de curés de rabbins ou d’imams
Même s’il faut à Israël des frontières un Etat une armée des lieux de culte et une langue
...Elle va dormir là elle va veiller le moribond la mort
jusqu’à ce qu’il soit vraiment mort ce corps
Elle fera son travail jusqu’au bout du port la mort
Elle sera la dernière compagne de la vie d’ un homme
Elle n’est pas prématurée elle est la mort du bon moment
Puisque je n’en peux plus de vivre puisque je veux le plein le plus le tout de la mort
Elle n’est pas nouvelle cette présence
Puisque je suis mort depuis des lustres
C’est ridicule la mort d’un déjà mort
le décès d’un moribond errant dans les forêts dévastées par des bombes
fuyant les avancées d’une modernité casquée
sautant de frontière en frontière...