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Quand on va voir un film tiré d'un grand livre, et qu'on a lu ce chef-d'oeuvre, on est toujours déçu !
Et je l'ai donc été ! Un roman historique, poétique, fantastique de mille pages, profond, difficile, résumé en un long-métrage de 90 minutes, c'est petit ! Mais Gérard D. est un dieu, avec sa grande gueule, sa présence physique, même si le rôle d'Ursus est limité, le héros étant Gwynplaine.
Ce roman de l'apocalypse et des montres est énorme, comme l'acteur est monstrueux, gras, gros, visage enflé et laid à la Michel Simon; il incarne de façon idoine le personnage trouble et marginal d'Ursus, évoluant dans une cour des miracles noire et boueuse, univers de saltimbanques et de pauvres hères. Le milliardaire joue des rôles inoubliables de révoltés, de révolutionnaires (Danton, Germinal); c'est un personnage double,à la fois nuit et soleil, tel le jeune Gwynplaine, aspiré par le désir (la sorcière Josiane) et l'idéal, la pureté (Dea, la femme-enfant).
Ce roman de l'exil correspond bien au contexte actuel : l'exil (fiscal) de G.D., la rumeur d'une fin du monde (la monarchie, dans le film, face à l'avancée du peuple, héros collectif); le théâtre ambulant est un peuple en miniature, microcosme de la foule, prête à frapper, mini-communauté portant un message de changement radical. C'est le peuple nombreux de "Stella" (1835) près de se déchaîner. C'est la "Foule sans nom ! Chaos ! Des voix, des gens, des pas." (Feuilles d'automne, La pente de la rêverie).
Le film est décevant, malgré de belles scènes en gris et noir, des moments forts (discours à la chambre des Lords, face à la caricature de la reine); il ne peut suivre le parcours de cet orphelin défiguré, à l'identité usurpée, même l'essentiel est présent : les thèmes de la pureté, du suicide, de la défense des miséreux (à la chambre des pairs d'Angleterre); le couple des jeunes héros est pathétique, face à un Depardieu qui sait toujours bien gronder, lors de ses rares discours...
--- Le monstrueux et le grotesque ---
Dans L'Homme qui rit, Victor Hugo renoue avec un personnage qu'il affectionne : le monstre. Fidèle à sa préface de Cromwell, dans laquelle il expose que dans une œuvre littéraire, le laid et le sublime doivent se côtoyer, il a l'habitude de faire du monstre un héros de roman ou de pièce. On le trouve déjà dans sa première œuvre Han d'Islande, on le retrouve dans le Quasimodo de Notre Dame de Paris. Les relations entre le difforme et le pouvoir ont été évoquées dans le personnage de Triboulet du Roi s'amuse. Mais le regard que porte Victor Hugo sur ce personnage a changé, Han d'Islande, comme Triboulet, ont l'âme aussi noire que leur corps est difforme, l'esprit de Quasimodo, enfermé dans ce corps monstrueux n'a pas pu s'épanouir37. Pour le Victor Hugo d'avant l'exil, l'aspect physique doit refléter l'âme38. Pendant l'exil, l'opinion de Victor Hugo a changé39. Avec Gwynplaine, Victor Hugo présente un monstre dont l'âme est belle. Dea qui ne voit que l'âme peut ainsi dire de Gwynplaine qu'il est beau40. Enfin, la difformité, œuvre de la nature pour Triboulet, Quasimodo ou Han, est ici œuvre des hommes et l'on peut alors s'en indigner.
Comment ce monstrueux et ce difforme peuvent-ils susciter plus le rire que l'horreur ? Barbey d'Aurevilly s'en étonne41. Alain Vaillant42, analysant le rire dans les œuvres hugoliennes, y distingue le rire dépréciatif des lords qui, selon Suzette Daviet, rappelle la réception de certains discours de Victor Hugo à la chambre43 du rire populaire, exutoire à la souffrance. Il démontre que le rire sert à rapprocher les puissant des faibles, que le comique du corps grotesque « devient le comique des peuples souffrants, malmenés, sacrifiés à la violence des puissants »42. Ce sont ces deux aspects que l'on retrouve dans L'Homme qui rit, rire exutoire expliqué par Victor Hugo quand il décrit le rire suscité par la face mutilée de Gwynplaine44, rire dépréciatif des puissants et rire témoin de la souffrance du peuple dans le discours de Gwynplaine à la chambre des Lords45.
Myriam Roman46 distingue, dans l'œuvre hugolienne, le grotesque du burlesque. Le rôle grotesque, qui suscite le rire tragique ou rire noir, est tenu par Gwynplaine et celui du burlesque, plus fantaisiste, est en partie tenue par Ursus, faux misanthrope bourru, philosophe « savantasse »47, bavard et lâche, mais au cœur généreux, courageux le moment venu - quand il accueille les deux enfants ou quand, en dépit de sa crainte du Wapentake, il suit de loin le chemin de Gwynplaine jusqu'à la prison.
L'Homme qui rit est émaillé de nombreuses allégories ou métaphores.
Les premières consistent à rendre confuse la distinction entre l'homme et l'animal. Selon Chantal Brière, cet effet de style se retrouve aussi dans le conte et la fable : les attitudes humaines trouvent leurs équivalents dans les comportements animaux qui sont souvent plus lisibles mais ce mélange introduit dans le discours un décalage troublant48. Ces métaphores commencent dès les premières lignes du roman avec les noms attribués à l'homme et au loup, respectivement Ursus et Homo. Ursus est l'homme à la peau d'ours « j'ai deux peaux voici la vraie »49 et Homo est le loup à nom d'homme. C'est l'alter ego d'Ursus48. C'est aussi le symbole de l'homme libre50,51. Ce parallèle se poursuit avec la longue métaphore filée sur l'aspect félin de Josiane52. On le retrouve aussi dans des titres de chapitre comme La souris et les chat - Barkilphedro a visé l'aigle et a atteint la colombe ainsi que dans le vocabulaire employé pour décrire Barkilphedro53.
Le rôle métaphorique des descriptions architecturales a déjà été évoqué.
Patrick Marot54 voit en Gwynplaine et Dea, deux figures allégoriques, Dea étant l'étoile et la vierge et Gwynplain, gouffre et hydre. Le rire de Gwynplaine est l'allégorie du peuple souffrant. Dans ces figures allégoriques, il faut aussi évoquer, Josiane, Ève tentatrice puis démoniaque55, troisième figure de ce triptyque.
Il existe enfin une allégorie à plusieurs niveaux : celle du chaos vaincu. Les péripéties du combat de Gwynplaine acteur contre le chaos, sont un résumé du combat du bateau contre la tempête et représentent aussi le combat de Gwynplaine tout au long du roman56. Ainsi le titre Les tempêtes d'hommes pires que les tempêtes d'océans fait le parallèle entre le combat de Gwynplaine dans la chambre des Lords et la tempête du début du roman.
Chaos vaincu
Au centre du roman, se trouve la description de la saynète qui fait le succès de la petite troupe formée par Ursus, Gwynplaine et Dea : Chaos vaincu. Sur la scène maintenue dans l'obscurité, l'homme, joué par Gwynplaine se bat contre des forces obscures, interprétées par Ursus et Homo. L'homme est près de succomber lorsqu'apparaît la lumière, incarnée par Dea, qui l'aide à vaincre définitivement le chaos. Mais la lumière éclaire aussi la face mutilée de Gwynplaine. Le choc suscité par l'apparition de cet énorme sourire déclenche une explosion de rire dans la foule.
Dominique Peyrache-Leborgne57 voit dans cette saynète l'annonce d'un autre combat : le combat de l'homme pour accéder à la démocratie. Gwynplaine, comme Gilliat des Travailleurs de la mer, incarne le héros chargé de vaincre le chaos que représentent la monarchie ou l'aristocratie. Cette saynète est comme un condensé du livre lui-même, puisque, du combat que livre Gwynplaine à la chambre des Lords, il ne peut sortir vainqueur et ne trouve le repos qu'auprès de Dea58. La fin tragique de Gwynplaine, se laissant engloutir par les flots, rappelle que le combat n'est pas encore gagné : L'Homme qui rit n'est que le premier volet d'un triptyque dont l'aboutissement devait être Quatrevingt-treize. Si dans le roman, Gwynplaine est le héros chargé de lutter contre le chaos avec l'aide de Dea, le chaos, lui, est incarné par Josiane qui en fait l'apologie59.
Mais certains auteurs vont plus loin60,61 et voient dans la saynète une allégorie de la vie entière de Victor Hugo et de sa création artistique : le poète est celui qui, par ses écrits, lutte contre le chaos et apporte la lumière.
Anne Ubersfeld, dans "Chaos vaincu" ou la transformation62, analyse le rire qui clôt la description de la pièce et l'interprète comme le fait que la vraie victoire sur les monstres et la mort serait le rire grotesque.
(extrait de Wikipédia)