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Pour une utopie positive
"Une carte du monde sur laquelle ne figure pas le pays d'Utopie ne mérite pas le moindre coup d'oeil." Oscar Wilde.
On s'intéressera ici au sens positif d'utopie; non à l'acception péjorative qui vise à disqualifier tout projet jugé irréalisable et dépassant les frontières du possible; on se souvient du slogan de Mai 68 : "Soyons réalistes, demandons l'impossible!", qui prenait à rebrousse-poil et de façon poétique l'idéologie frileuse de la société bourgeoise...
On sait aussi que notre société "vit sous l'empire de la haine de l'utopie; haine née dans les années 1840 à l'encontre de l'effervescence utopique de l'époque et qui culmina lors de la répression meurtrière de juin 1848, où, d'un même élan des forces conservatrices cherchèrent à assassiner l'utopie et la révolution...
Selon l'opinion du jour, l'utopie serait le berceau de la domination totalitaire. N'est-ce pas confondre gravement l'utopie et le mythe ? A considérer l'histoire du XXème siècle, ce n'est pas l'utopie qui est le berceau du totalitarisme, mais c'est bien plutôt le totalitarisme qui est le cercueil de l'utopie ou de tout ce qui s'en rapproche..." M.Abensour, "L'utopie, une nécessaire technique du réveil", article paru dans le dossier "L'Atlas des utopies" (Le Monde/La Vie, novembre 2012)
Le mot utopie revêt une signification positive car il désigne une voie spécifique de nature à changer la société et à transformer le monde. (se reporter aux études de Miguel Abensour : "Le procès des Maîtres rêveurs, Utopiques 1", 2011)
L’utopie selon W. Benjamin
L'auteur de "Paris, capitale du XIXème siècle", a étudié les phénomènes utopiques en les replaçant dans leur contexte social et historique. Il a compris que, tenter de comprendre une époque, c'est aussi expliquer ses rêves en montrant la"conscience onirique du collectif." Pour lui, l'utopie, c'est le rêve d'un collectif, d'une communauté, d'un peuple : "Le collectif exprime ses conditions de vie dans le rêve.", écrit le philosophe juif allemand.
Un peu plus tard, en 1964, Ernst Bloch et Adorno, ami de Benjamin et animateur de "L'Ecole de Frankfort", ont montré que la conscience utopique dans le rêve "exprime à la fois l'insatisfaction de ses conditions et le désir d'en surmonter les limites."
W. Benjamin, "guetteur de rêves", interprète des désirs de changement, doit considérer les aspirations collectives tout en refusant la séduction du rêve ou la fascination de l'utopie; le philosophe s'est toujours voulu historien "objectif", tentant d'étudier la société avec le recul voulu; être impartial constituait, pour W.Benjamin, une forme d'engagement politique. Il a su faire la différence entre l'image mythique qui nous replonge de façon passive dans le rêve originel de l'âge d'or et l'image utopique, qui nous mène vers un devenir nouveau, en rupture avec le passé et les ambiguïtés de l'univers du mythe.
Le mythe, c'est le regard en arrière, la pensée qu'on endort. L'utopie, c'est le rêve en avant, c'est le regard prospectif, qui va permettre la libération, la prise de conscience, le réveil : "Le rêve attend secrètement le réveil.", note W. Benjamin.
Au rêve individuel, à la jouissance personnelle passive, le philosophe oppose le projet collectif, encore à l'état de sommeil, mais qui tend vers la rupture, la révolution; avec la dialectique, l'homme doit surmonter ses contradictions : l'image dialectique contenue dans l'utopie doit contrecarrer les faussetés du mythe, miroir aux alouettes...
W.Benjamin, dans le contexte de la montée du nazisme, entre 1933 et 1940, savait que la catastrophe allait venir; il fustigeait la naïveté, l'aveuglement ou, pire, la collaboration des élites et des intellectuels. Il savait que la meilleure façon (ou la moins pire!) consistait à proposer de nouvelles utopies...
Il mourut en septembre 1940 à Port-Bou, parce que l'utopie semblait, ce jour-là, impossible. Il fut tué par les réalistes de tous bords, nazisme et pétainisme au-delà des Pyrénées, fascisme et franquisme en deçà.
Sur la crête des Pyrénées, il pensait se trouver à la frontière entre mythe et utopie. Le funambule arpentait en fait la limite fantomatique entre deux réalismes exterminateurs du XXème siècle.