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Création et information culturelle en Catalogne et... ailleurs.

Ethique et politique 2 - Lire Tocqueville le dimanche ! ?

fessier-maillol.JPG Maillol aux Tuileries (photo JPBonnel)

  •  « Le sage n’hésite pas à faire quelques entorses à la morale si beaucoup de bien doit en résulter ». Yantie LUN, dans P. de Woot, Médiations sur le pouvoir.
  • I. Préambule
  • 1  A. DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Seuil, 1970.
  • 1
  • La révélation d’« affaires » devient de plus en plus banale. En effet, il ne se passe une semaine sans qu’une nouvelle affaire éclate au grand jour. Chaque lecteur peut sans difficultés illustrer ce phénomène par de nombreux exemples. La Belgique, et la Wallonie en particulier, n’est malheureusement pas épargnée. Le pouvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument, nous disait de Tocqueville1.
  • 2
  • Des histoires de pots-de-vin, des achats publics à des conditions trop élevées, des concours bidons sont devenus des lieux communs et le débat sur la relation infernale entre l’éthique et la politique s’arrête en général à épingler l’une ou l’autre affaire. Citons quelques affaires récentes : les logements sociaux en Wallonie, les entreprises de gestion d’immondices à Charleroi et Liège, le centre de délassement de Marcinelle, l’entreprise de fléchage à Malines, les consultants en Flandre où selon la Cour des Comptes seul un contrat sur 67 respecte les procédures légales, ou encore les scandales d’urbanisation à Bruges. Ces scandales qui défrayent la chronique ne constituent sans doute que la partie émergée de l’iceberg.
  • 3
  • Dans chacun de ces exemples les hommes - rarement les femmes - politiques ont confondu l’intérêt public avec l’intérêt privé en faveur de ce dernier. Ces actes sont donc contraires à une éthique politique où l’homme politique a choisi, et a été mandaté, pour s’occuper de l’intérêt général d’une commune, d’une région, voire d’un pays.
  • 4
  • L’organisation des pseudo-concours fait partie des coutumes du monde politique. En Wallonie, 12 des 14 managers de la fonction publique nommés en 2008 émanent d’un des partis au pouvoir. En Flandre, des concours ont été organisés dont on savait d’avance qui serait le lauréat.
  • 2  N. MACHIAVELLI, Le Prince, Chapitre XV.
  • 5
  • L’abus de pouvoir crée une société dans laquelle les hommes ne savent plus exercer leur liberté2. Le comportement non-éthique des politiciens touche la démocratie dans ses fondements. Les actes qui témoignent d’un tel comportement ne peuvent donc pas être banalisés et ramenés à une série d’actes isolés, mais doivent être considérés comme des symptômes d’un malaise plus profond. Il faut dès lors lutter contre ces dérives de manière structurelle, en se fondant sur la morale. Car la liberté de chacun est une valeur en soi, mais elle ne peut s’exercer qu’à la condition qu’elle n’empiète pas sur la liberté d’autrui, comme le préconisait Kant. Or, le comportement non éthique est entrelacé avec la manipulation et le chantage.
  • 6
  • Le fonctionnaire, nommé non pas sur la base de ses compétences mais sur la base de son appartenance politique, se met dans une position de gratitude et doit être prêt à rendre tout service qui lui sera demandé. Cette entente va de pair avec un chantage potentiel. Le fournisseur qui gagne ses marchés grâce à des pots-de-vin peut également être, à son tour, devenir victime de chantage.
  • II. Qu’est-ce qu’un homme politique ?
  • 3  Pour une analyse de l’approche modèle-obstacle, voir A. GIRARD, Les choses cachées depuis la fonda (...)
  • 7
  • Le mot homme est un chiasme, c’est-à-dire un mot à double-fond, qui a plusieurs sens contradictoires. D’une part, l’homme est vaniteux, paresseux, jaloux et égoïste. D’autre part, il est aussi travailleur, attiré par le luxe et les biens matériels. Dans ses relations avec ses congénères, on constate aussi cette tendance chiasmatique, qui fait de l’autre un modèle que l’on admire mais aussi un obstacle que l’on veut surpasser3. Cette tendance fait de chaque homme un politicien, du moins en puissance, qui, mû par sa vanité et son goût de l’action, contribue au bien-être général de la société. Mais l’homme politique, pris ici au sens le plus large du terme, n’en a jamais assez. Il veut dépasser son modèle. L’histoire du meurtre de Brutus sur Caesar, son père adoptif, fait partie de grands classiques dans le monde politique. La soif de pouvoir va souvent de pair avec une envie d’être reconnu et l’appât du gain. Ces aspirations irrépressibles créent une dynamique qui repousse toujours plus loin les limites du convenable, les méthodes employées pouvant facilement outrepasser les bornes de la moralité.
  • 4  A. SMITH, Theory of Moral sentiments, Clarendon Press, Oxford, 1976 (or. 1759)
  • 5  B. MANDEVILLE, Recherche sur la nature de société, (1723), Babel, 1998, p. 26.
  • 8
  • La relation entre politique et immoralité est donc très ambiguë. L’homme politique doit déployer toute sa ruse dans l’arène de la démocratie et doit donc sans cesse danser sur une corde raide. L’essence de la politique réside dans l’homme. L’être humain, animé par des forces chiasmatiques, est donc à l’origine de l’organisation sociétale. On comprend donc pourquoi Adam Smith, généralement considéré comme le père des Sciences économiques, a fondé son analyse sur l’étude des sentiments humains. Héritier de la tradition écossaise, et s’inscrivant dans le sillage de Hume, Smith donnait en effet la primauté aux sentiments plutôt qu’à la raison. Son premier livre, méconnu, traite de la théorie des sentiments moraux4. Par ailleurs, Smith fut fortement influencé par le Néerlandais Bernard Mandeville, Docteur en Philosophie, qui avait publié trente ans auparavant son ouvrage au titre parlant de Private vices, public benefits, ce qui signifie ni plus ni moins que les vices privés servent l’intérêt général. Le postulat central chez Mandeville est que l’homme voue un amour naturel à l’aise et la paresse.5 Tous les efforts que nous faisons, nous ne les ferions que dans la mesure où ils contribuent à servir nos intérêts personnels. C’est cet égoïsme qui conduit à la réalisation de l’intérêt général.
  • 9
  • Smith suivra Mandeville dans cette voie. L’homme est avant tout préoccupé par son intérêt personnel. Le concept de sympathie est apparenté à cet intérêt personnel. Pour Smith, la sympathie est la capacité à éprouver les sentiments d’autrui. Ce concept n’est donc pas à prendre au sens actuel que nous prêtons au mot sympathie mais renvoie plutôt à la notion d’empathie. Cette sympathie rend moins insupportable à l’homme le fait que son égoïsme est son moteur le plus puissant. En outre, la sympathie confère un contenu concret à la notion plutôt vide d’égoïsme. L’homme, affirme Smith, aspire au pouvoir et à la richesse, non pas au nom du plaisir qu’elle peut lui procurer mais par vanité. Autrement dit, pour les applaudissements qu’elle lui vaut auprès d’autrui. Le riche, affirme Smith, exulte dans sa richesse parce qu’il sent qu’elle attire naturellement sur lui les regards du monde. Notre comportement est donc déterminé par l’égoïsme, mais ce dernier acquiert une teneur concrète par le biais de la sympathie, elle-même basée sur la vanité.
  • 6  A. SMITH, An inquiry into the wealth of Nations, Clarendon press, 1976, (or. 1776), p. 26.
  • 10
  • La manière la plus efficace de parvenir à cette richesse est décrite plus tard dans l’ouvrage de Smith le plus souvent cité, à savoir L’étude sur la richesse des nations6. Ce n’est plus ici le concept de sympathie mais celui de concurrence qui occupe la place centrale. Ce n’est pas, nous explique Smith, à la bonne volonté du brasseur, du boulanger ou du boucher que nous devons notre repas, mais à leur intérêt personnel. La fameuse main invisible veille à ce que tout se déroule sur le mode le plus efficient. Le boulanger s’est établi là où il n’y avait pas encore de boutique alors qu’il y avait un grand nombre de bouches à nourrir.
  • 11
  • Au centre des deux ouvrages, on retrouve l’idée que l’intérêt personnel est le mobile par excellence de notre comportement économique, qui conduit au bien-être de chacun. Au cours de la période qui a suivi les travaux de Smith, on s’est surtout référé à son œuvre la plus récente. Le refoulement de la théorie des sentiments moraux n’est pas innocent et s’avère décisif pour le paradigme de l’économie et de la politique. L’animale rationale, comme l’appelle Hannah Arendt, dont le comportement n’était plus dicté par les sentiments mais par la seule raison, était né, n’aurait-il que le rang de bâtard du père spirituel.
  • 12
  • A la base du comportement, il reste que les penchants négatifs de l’être humain ne sont pas condamnés ou réprimés, mais infléchis pour servir le noble intérêt général. L’idée maîtresse consiste donc à utiliser les forces négatives inhérentes à l’être humain pour produire des résultats positifs sur le bien-être de tous.
  • 7  Voir R. AERNOUDT, Péripéties d’un cabinettard, Roularta, 2008.
  • 13
  • Si l’on applique ce raisonnement à la politique, l’homme politique travaille dans l’intérêt général, pourvu que cela coïncide avec son intérêt personnel. La création de bien-être pour tous n’est son objectif que s’il en sort mieux lui-même. Dans une particratie, les choses deviennent encore plus compliquées car, souvent, servir le parti rapporte plus à l’individu que servir l’intérêt général. Le triangle intérêt personnel, intérêt du parti et intérêt général fournit l’arène de la démocratie7. Nous sommes ici à des lieues de l’idée kantienne qui veut que l’intention détermine la moralité de l’acte.
  • III. Qu’est-ce que l’éthique ?
  • 8  P. RICOEUR, « D’un soupçon à l’autre », dans L’argent, Collection autrement, 1992, p. 63. (...)
  • 14
  • L’animal rationale sans racines et sans liens, empli de lui-même dans une solitude désolée, ainsi que le décrit Paul Ricœur8, prend ses décisions sur la base de facteurs rationnels. La raison serait donc le moteur de notre comportement.
  • 15
  • L’animal rationale n’est ni bon ni mauvais par nature. Son seul mobile est de déterminer son comportement en fonction de la perspective de satisfaire au mieux ses besoins. Ses décisions sont prises de façon à constamment préserver un équilibre entre son effort et l’utilité dégagée. Il se situe, pour reprendre les termes de Nietzsche, « par-delà le bien et le mal ». L’animal rationale est donc une non-chose, un non-être, un extra-terrestre. Il n’a rien à voir avec l’être humain.
  • 16
  • Pourtant, l’homme, intégré dans le système politique, ne cesse pas d’être un homme, caractérisé par des pulsions et des passions, aux prises avec des sentiments peu nobles, tels que la vanité, le prestige, la jalousie, l’envie, etc., mais également, ce qui est aussi important pour la vie politique, empreint de nobles sentiments tels que la compassion, la sympathie et l’empathie, la solidarité, le respect de l’autre, etc.
  • 9  B. MANDEVILLE, op.cit. p. 86.
  • 17
  • Nous laisserons à la philosophie morale la question de savoir si l’homme est, en somme, bon ou mauvais. Elle ne revêt pour nous qu’un intérêt mineur. La seule question pertinente dans le contexte qui nous occupe est de savoir comment fonctionne l’homme en proie à ses valeurs chiasmatiques au sein du système que nous appelons démocratie. En outre, la noblesse de certaines valeurs humaines ne peut être que relative au sein de chaque système. Pour reprendre Mandeville : « c’est la culture et non la nature qui détermine notre échelle de mesure »9. La force de l’habitude enfreint la loi de la nature, si bien qu’il est impossible à la longue de distinguer clairement laquelle de ces deux forces est la plus influente. Toutefois, dès lors que l’on place l’homme au centre de la politique, les thèses derridiennes de la déconstruction nous paraissent d’un intérêt non négligeable, dans la mesure où elles dénoncent le caractère construit de toutes pièces, de tout système de pouvoir. Même si nous partons du principe que l’homme est bon par nature, il n’est pourtant pas exclu que le système pousse l’homme dans une direction qu’il ne désire pas a priori.
  • 18
  • La particratie le pousse dans un jeu compétitif où l’individu est réduit au rang d’acteur, non pas au sens d’être agissant, mais au sens de comédien. La trahison va se cacher sous le voile de la politesse, affirmait Rousseau, qui partait du reste de l’hypothèse que l’homme est bon par nature. La véritable nature de l’homme est profondément cachée dans la société polie, observait Mandeville avant lui. L’homme dans le système politique n’est donc pas amoral, mais il est poussé par la dynamique du système vers l’immoralité. La norme n’est plus le fruit d’une réflexion morale mais est dictée par un comportement dominant, c’est-à-dire ce que chacun fait pour survivre. Le concept de norme perd son lien avec la moralité et l’homme est prêt à rompre avec sa conscience. Etant donné que chacun le fait et que la responsabilité en incombe au système, l’homme accepte facilement de renoncer à son identité, ou du moins à certains éléments de son identité. Cela nous rapproche de l’essence de l’éthique. Un comportement non éthique commence dès lors que je renonce à mon identité ; lorsque je n’agis plus conformément au rôle qui m’est attribué dans la société. Lorsque, en tant que ministre (mot du latin qui veut dire serviteur) ou en tant que civil servant, je ne suis plus au service de la communauté, mais au service de moi-même et de mon entourage, mes actes ne peuvent plus être considérés comme éthiques, même si j’aide mes ‘amis’. Le clientélisme est donc un renoncement aux devoirs de base de l’homme politique ou du civil servant.
  • IV. Le couple infernal illustré
  • 19
  • Le système basé sur l’homme politique chiastique, ou en d’autres mots, la déconstruction de l’homme politique en tant qu’animal rationale, implique le caractère infernal et quasi impossible de la relation entre l’homme politique en chair et en os dans son rapport avec l’éthique. Au centre des actes non éthiques se trouve l’homme politique qui met en exergue ses aspects négatifs tels que la jalousie, l’appât du gain et du prestige.
  • 10  S. KRIPKE, Naming and Necessity, 1985.
  • 20
  • Nous suivons ici l’approche du philosophe américain Saul Kripke, qui affirme qu’un concept ne peut jamais être appréhendé en totalité mais seulement être évoqué10. Si nous adaptons cette approche au concept d’un comportement non éthique, nous pouvons pleinement nous satisfaire de l’approche décrite ci-dessus. Une définition exhaustive n’est ni possible ni souhaitable. Cela implique que celui qui se comporte de manière non éthique en est pleinement conscient sans avoir à se référer à la moindre définition. Notons qu’ici nous nous référons au concept de l’éthique qui ne coïncide par forcement avec la législation en la matière.
  • 21
  • Nous illustrerons à l’aide de quelques exemples le fait que cette approche est plus pragmatique qu’il n’y paraît de prime abord. Nous voulons à tout prix éviter en cela de tomber dans des études de cas. Libre au lecteur qui le souhaite d’associer les situations évoquées à des cas concrets. Pour notre part, nous nous en tiendrons à l’adage qui veut que toute ressemblance avec des faits réels soit purement fortuite.
  • 11  Pour le lecteur amoureux de la linguistique, on relèvera que, dans la langue chinoise, les deux co (...)
  • 22
  • Rappelons que le comportement non éthique se révèle dès lors que nous ne respectons plus notre rôle dans la société. Le vendeur qui prend la place de l’acheteur nous en fournit un exemple classique. L’homme d’affaires qui veut vendre au secteur public en faisant appel à la technique des pots-de-vin se met de facto, dans la situation d’acheteur, dans la mesure où il lui est proposé d’acheter les « droits de vente ». Ainsi, le vendeur devient acheteur11. Le prix convenu sera un prix dérivé basé sur le montant et la rentabilité de la transaction principale. Dans la transaction principale, l’acheteur est acheteur et le vendeur est vendeur. Chacun joue son rôle. Pourtant, la transaction principale sera, elle aussi, contaminée par la transaction secondaire qui en dérive. En effet, les conditions de vente déterminées contractuellement ou encore à fixer de la transaction principale seront déterminées par les caractéristiques de la transaction dérivée, corrompue. Les relations normales entre vendeur et acheteur sont donc atteintes par cette transaction qui entraîne un renversement des rôles. Cette contamination identitaire des deux intervenants a pour effet qu’aussi bien le vendeur que l’acheteur, quels qu’ils soient, se meuvent sur des sables mouvants.
  • 23
  • Autre exemple. Un bureau d’études renommé, censé mener un audit approfondi et objectif, est manipulé pour servir d’alibi, par exemple pour justifier la réorganisation d’une structure publique allant de pair avec des réductions d’effectifs, voire avec le licenciement des dirigeants. L’auditeur sait qu’une certaine complaisance de la part de son bureau lui vaudra sans doute diverses missions. La condition pour ce faire est que l’audit parvienne, soi-disant en toute objectivité, à certaines conclusions. L’auditeur qui accepte de telles propositions, voire qui les induit, perd son identité. Il cesse d’être auditeur et devient vendeur. Cette forme de clientélisme réduit en fait l’auditeur à obéir aux instructions du client au lieu d’écouter (audire) les éléments qui devraient le conduire à une description objective du fonctionnement de l’organisation. C’est le client qui insinue les conditions de l’audit à réaliser et non plus l’auditeur qui conseille sur la base des résultats de son audit. Le client devient auditeur et l’auditeur devient vendeur. Cette double perte d’identité montre, sur la base de la définition que nous avons donnée plus haut, que nous sommes ici en présence d’un acte de corruption, qui, une fois de plus, entame la liberté de chacune des parties.
  • 24
  • Le même raisonnement vaut pour les évaluateurs qui doivent estimer l’impact de certaines stratégies d’entreprise ou de certains programmes politiques. L’évaluateur ex-ante, c’est-à-dire celui qui doit évaluer un programme ou une stratégie afin de permettre aux responsables de décider de leur éventuelle mise en œuvre, peut avoir intérêt à ce que l’affaire se fasse, étant donné qu’il est susceptible d’être impliqué lui-même dans la mise en œuvre et qu’une évaluation ex-post ou au cours de la mise en œuvre pourra s’avérer nécessaire. L’évaluateur ex-post se trouve à peu près dans la même position que celle de l’auditeur. L’évaluateur qui se laisse dicter sa conduite par de tels critères cesse d’être ce tiers qui, comme le dit le philosophe américain Tomas Nagel, adopte une « view from nowhere », pour devenir partie prenante. On peut se demander qui va évaluer un tel effet. Et qui, dans un tel contexte, pourrait croire qu’une évaluation du plan Marshall par exemple peut se faire de façon objective à quelques mois des élections ?
  • 25
  • Ce raisonnement reste valable également si l’évaluateur est un institut scientifique public. Lorsque l’on fait analyser le programme électoral d’un parti politique par une université, on recherche un label à apposer sur un plan qui repose rarement sur des fondements scientifiques.
  • 26
  • Et l’on peut poursuivre sur le même mode. Le chômeur qui travaille au noir cesse d’être chômeur, même s’il conserve les avantages afférents à cette identité. Les syndicats qui l’aideraient à échapper aux contrôles ne poursuivent plus le but des organisations qui étaient à la base du droit au travail, comme ils l’ont exigé et obtenu lors de la conférence de Lyon. Celui qui donne du travail au chômeur, sans que le statut s’en trouve modifié, devient employeur de fait sans assumer les droits et les devoirs que cela devrait entraîner. Et l’homme politique qui ne prend pas ce problème au sérieux ne sert pas l’intérêt général, tout au mieux l’intérêt de son parti à court terme.
  • 27
  • Le fonctionnaire qui se laisse « acheter » oublie momentanément son identité de fonctionnaire, c’est-à-dire de personne qui travaille dans l’intérêt général et qui est donc rémunéré sur des fonds publics, pour se laisser acheter par le secteur privé. Peu importe qu’il s’agisse d’un petit fonctionnaire, selon l’expression consacrée, ou d’un responsable exerçant des fonctions au niveau du gouvernement.
  • 28
  • Il est probable que plus d’un lecteur s’est reconnu dans l’une ou l’autre des situations décrites. Vraisemblablement, la parole biblique s’applique ici : « que celui qui n’a jamais péché jette la première pierre ». Pourtant, les exemples cités ne représentent qu’une sélection dans la vaste gamme de phénomènes que nous offre la panoplie des actes que l’on peut difficilement catégoriser comme éthiques.
  • V. Comportement non éthique : de la fraude à la corruption
  • 29
  • L’approche identitaire vise à appréhender le phénomène des comportements non-éthiques dans sa totalité et à s’interroger sur son omniprésence. Jusqu’à présent, nous avons essentiellement exploré des actes que l’on pourrait qualifier de corruption. Nous avons en particulier sondé son origine dans la nature humaine, il nous paraît également utile d’appréhender le concept en référence au concept de fraude : dans la littérature, les deux phénomènes sont bien souvent mêlés, si bien qu’il n’est pas superflu de procéder à quelques clarifications.
  • 30
  • Nous insistons sur le caractère intersubjectif qui est inhérent à la corruption. C’est précisément là que la corruption se distingue du terme plus général de fraude. La fraude, telle que par exemple la fraude fiscale ou la fraude pratiquée à l’intérieur d’une entreprise publique ou privée, renvoie à une transaction de mauvaise foi qui est opérée en vue d’obtenir illégalement un avantage ou de se soustraire à un inconvénient. La fraude fiscale par exemple vise à payer moins d’impôts qu’on ne le devrait. C’est ainsi que certains revenus sont intentionnellement dissimulés. Cela n’a pourtant rien à voir avec la corruption.
  • 31
  • La fraude ne devient corruption que dès lors qu’une autre partie prête son concours, contre rétribution, en acceptant de faire une chose qu’elle est normalement tenue de ne pas faire ou de s’abstenir de faire une chose qu’elle est tenue de faire. La fraude fiscale devient corruption lorsque le contrôleur fiscal prête son concours pour accepter une fausse déclaration. La fraude est donc un terme plus général que celui de corruption. En d’autres termes, on peut dire que la corruption est une forme de fraude mais que toutes les formes de fraude ne relèvent pas nécessairement de la corruption. Il en résulte que, pour simplifier, on décrit le plus souvent la corruption comme une forme particulière de fraude.
  • 32
  • Si la corruption va de pair avec le renoncement à son identité, nous pouvons nous demander pourquoi une résistance morale plus grande n’est pas opposée à ce supplice de Tantale. Pourquoi ne pouvons-nous résister à la tentation ? Pourquoi la corruption est-elle un phénomène omniprésent ?
  • 33
  • Un constat qui s’impose à nous est que cette séduction, comme toute séduction d’ailleurs, est toujours un événement intersubjectif. Dans le contexte de la corruption, je ne suis pas seulement amené à renoncer à mon identité, ce qui entraînera peut-être pour moi des difficultés à me regarder dans la glace par la suite, mais en outre, je dois le faire en accord avec autrui. Eve a besoin d’Adam, sinon la séduction n’aurait pas eu lieu. C’est parce qu’Adam n’a pu résister à la tentation (à moins que ce ne soit Eve) que l’unité originelle avec Dieu a été brisée. Depuis lors, affirment Luther et Calvin, l’homme est partagé entre deux mondes, sa pensée est limitée et sa raison corrompue. Par suite de cette corruption, l’ordre a fait place au désordre, l’harmonie au conflit.
  • 34
  • De même, celui qui offre des pots-de-vin a également besoin de quelqu’un qui soit prêt, même après une certaine résistance, à accepter son offre. Le travailleur non déclaré a besoin d’un employeur qui lui fournisse du travail clandestin. L’auditeur subjectif a besoin d’un commanditaire qui veut que l’on fasse ses quatre volontés.
  • 35
  • Ces quelques exemples nous amènent à la conclusion que pour corrompre, il faut au moins deux parties complices. Pour qu’il y ait corruption, il faut qu’au moins deux personnes renient leur identité. Par ailleurs, elles empruntent souvent leur identité à l’autre, comme nous l’avons décrit dans les exemples susmentionnés.
  • 36
  • Dans l’acte de corruption, il y a la plupart du temps une des parties qui prend les devants et offre une rétribution à l’autre pour qu’elle fasse ou s’abstienne de faire quelque chose. On l’appelle la partie active. L’autre partie est poussée à l’illégalité contre rétribution et on l’appelle la partie passive. La corruption est donc toujours un fait social caractérisé par une intimité entre les partenaires. L’identité est abandonnée à l’autre, un don qui peut facilement se transformer en soumission et où toute trace de résistance peut s’avérer une tactique pour faire monter les enchères. Cela place, dès l’origine, les deux parties dans une position difficile et une atmosphère de chantage potentiel plane dès qu’il est question d’une telle transaction, si bien que la moindre petite transaction porte en elle potentiellement la promesse de transactions plus importantes.
  • 12  G.H. HOFFMAN, Hoffmans tales, 1998.
  • 37
  • Même si la transaction initiale a suscité une quelconque résistance, la plupart du temps bien faible dans la mesure où l’opération était relativement innocente, cette résistance sera complètement balayée par la suite, d’autres forces prenant alors clairement le dessus. Dans cet ordre d’idées, l’un des « contes » de G.H. Hoffman est particulièrement édifiant. Le co-gérant d’un commerce de détail sert un client après l’heure de fermeture. Comme la caisse est déjà fermée, il décide, sans aucune mauvaise intention, de déposer l’argent dans la caisse le jour suivant. Sa mémoire lui fait alors défaut et c’est le début d’une vaste affaire de corruption et de fraude12.
  • 38
  • Une fois lancée, la spirale de la corruption ne peut plus être arrêtée. Par dissémination, le fait social prend des proportions toujours plus importantes. En outre, il faut souvent réduire cette intimité à un complot dirigé contre un tiers qui est le dupe de la transaction corrompue. Ce tiers peut être désigné individuellement dans certaines transactions, par exemple dans le cas d’un autre fournisseur potentiel qui ne promet pas des dessous de table ou de moindre importance et qui en fait les frais. Dans d’autres cas, plus anonymes, c’est la société à laquelle appartiennent les partenaires de la transaction qui est le dindon de la farce, par exemple lorsqu’un marché public n’est pas attribué au fournisseur qui présente pourtant le meilleur rapport qualité prix.
  • 39
  • La seule trace de résistance qui reste est la honte éventuelle que suscite l’absence de résistance. Adam et Eve découvrent leur nudité dans la honte. La plupart des transactions corrompues interviennent littéralement dans une zone grise, loin des projecteurs. De même que l’avare dissimule son trésor, les personnes corrompues cachent leurs transactions et leurs produits dans des coffres bien protégés, de préférence anonymes. En dehors des parties concernées, personne n’est présent et une intimité présumée est un atout. Mais cela tient naturellement aussi à d’autres raisons.
  • 40
  • Nous avons dit que la corruption allait de pair avec une perte d’identité. Etant donné que la corruption apparaît comme un fait intersubjectif, il nous amène à nous poser la question de l’existence de l’être dans sa relation à autrui. L’homme romprait ainsi avec sa conscience dans un acte collectif. Pour aborder cette question fondamentale, nous en appellerons aux philosophes. Il faut noter que la corruption ne constitue pas en réalité un thème de la philosophie et n’entre en ligne de compte qu’incidemment. L’interrogation philosophique se limite apparemment à la question de l’homme en tant qu’homme et, dès lors qu’il s’agit d’étudier la relation intersubjective, comme chez Levinas, il est plutôt question de recourir à la notion de responsabilité. Lorsque la corruption en tant que telle est analysée, le phénomène est constamment mis en relation avec la mort. Thanatos, Dieu de la mort, face cachée de Hermès, Dieu du commerce et de la corruption.
  • 13  ARISTOTE, De la génération et de la corruption, Vrin, 1993.
  • 14  Allusion à la phrase de J. DERRIDA : ‘Tout acte d’écriture est testamentaire’, dans  La disséminat (...)
  • 41
  • L’un des premiers philosophes à utiliser le mot de corruption est Aristote. Chez lui, la corruption est en opposition avec la naissance et la croissance. Elle est associée à la dégradation et à la mort13. Pour rester dans le giron de la mythologie grecque, on peut symboliser la relation entre la croissance et la corruption chez Aristote, par la lutte éternelle entre les Dieux Eros et Thanatos, dirigée par la déesse Eris. Cette association entre corruption et dégradation ou mort semble être restée depuis une constante dans l’approche philosophique. Montesquieu, dans son Esprit des Lois associe la corruption à l’origine de la dégradation d’une certaine forme de gouvernement. La corruption sonnerait le glas d’une forme d’Etat. Chez Machiavel, la corruption n’est pas seulement associée à la fin d’une forme d’Etat mais aussi à la fin de la possibilité d’exercer toute liberté. La corruption signifie donc la mort de l’homme libre. Plus récemment, Althusser, penseur d’inspiration marxiste, affirme que le corrompu et le corrupteur se portent eux-mêmes préjudice, dans un pacte avec la mort. Pour revenir à l’intersubjectivité évoquée plus haut, nous pourrions dire que non seulement il faut être deux au minimum, mais que chacun doit signer en même temps son arrêt de mort. Pour tourner cette affirmation sous forme de boutade post-moderne on pourrait dire que « tout acte de corruption est testamentaire »14.
  • 42
  • L’idée de base que nous trouvons chez les philosophes cités est confirmée par les explications étymologiques. Le verbe latin corrumpere signifie s’abîmer, pourrir, se décomposer. Quant au substantif français de corruption, le Petit Robert le définit comme l’altération de la substance par décomposition. La pourriture, la décomposition, toutes activités qui évoquent la mort et par conséquent relèvent de la responsabilité de Thanatos.
  • 43
  • En résumé, on peut dire que, dès lors que nous parlons de corruption, nous renvoyons au phénomène par lequel l’homme rompt avec sa conscience, perd son identité, flirte avec une mort imaginaire, noue une relation artificielle avec son congénère, en lui offrant la possibilité de le faire chanter, complote afin de duper un tiers, et tout cela pour un peu d’argent. Si l’on prend en compte ces divers éléments, on ne peut que s’étonner à nouveau de la profusion de la corruption.
  • VI. Des circonstances atténuantes
  • 15  Le monothéisme renvoie à un seul dieu ; par analogie monnaie-théisme renvoie à un seul dieu, l’arg (...)
  • 44
  • L’argent joue bien sûr un rôle clé dans chaque acte non éthique. Marx invoque la force corruptrice de l’argent. Le caractère fétiche de l’argent a ceci de particulier que l’argent peut se présenter partout et qu’il est partout le bienvenu. La vague de déréglementation et de libéralisation qui est la philosophie des puissances économiques mondiales des dernières décennies, a conféré à l’argent une liberté de mouvement encore plus grande. On échange de l’argent contre de l’argent. Cet échange, que l’on recouvre du noble vocable de transaction financière, a déjà dépassé de loin l’intérêt des transactions dites réelles, où l’argent était échangé contre des biens. Ce monnaie-théisme, comme nous pourrions désigner ce phénomène, domine tous les secteurs de l’économie15.
  • 45
  • En outre, le nombre de domaines qui échappaient jusqu’alors à la sphère économique et qui sont désormais contaminés par l’argent et ses principes est de plus en plus grand. Par la professionnalisation, ou plutôt la marchandisation de divers services tels que l’aide à domicile, les soins aux personnes âgées, la compagnie, ces services peuvent dorénavant être exprimés sans aucun problème en termes de valeur d’échange. Cette dissémination de la monétarisation implique aussi que la tendance qui est inhérente à la corruption peut étendre ses tentacules dans presque tous les domaines de la société. Hoffman constatait que tout le monde se livrait à la corruption ou était susceptible de le faire. Nous pourrions souscrire à ce point de vue. Il n’est donc pas surprenant que la corruption apparaisse ou puisse apparaître aussi bien dans le secteur de la santé que dans les multinationales ou chez le médecin ou le boulanger du coin. A nouveau, les innombrables scandales que la presse nous dévoile confirment de facto notre approche.
  • 46
  • La globalisation et l’internationalisation de l’économie, conjuguée à la professionnalisation, à vrai dire à la marchandisation croissante, ont pour effet un accroissement constant du terrain de la corruption. Or, le contrepoids politique ne joue pas au même niveau. Ni les syndicats, ni les partis politiques ne sont organisés de manière structurelle à l’échelle mondiale. La réalisation du marché intérieur européen, la libéralisation dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ainsi que d’autres initiatives analogues prêtent sans le vouloir leur concours à l’élargissement du terrain d’action de la corruption. Etant donné que la corruption est partout, ou peut s’infiltrer partout, on la trouvera aussi dans les lieux où l’on s’efforce de contenir à tout prix son étendue. Même les contrôleurs et les unités anti-corruption sont à leur tour passibles d’actes de corruption. Chacun peut donc succomber aux forces de la corruption, celle-ci pouvant prendre diverses formes, allant de la corruption active à la corruption passive, en passant par des formes raffinées telles que, par exemple, l’entrave à la diffusion de preuves de corruption.
  • 47
  • Qu’il s’agisse de corruption active (au sens usuel et non pénal de cette expression (art. 246§2 du Code pénal) NDLR), par exemple lorsque le contrôleur est le corrupteur, ou de corruption passive, où il est le corrompu, nous sommes la plupart du temps face à une décision individuelle, dans une relation intersubjective. Le contrôleur qui corrompt est identifiable individuellement et, connaissant les conséquences possibles et les sanctions éventuelles, il opérera avec la plus grande prudence. A l’inverse, l’entrave à la diffusion de résultats d’enquête relève la plupart du temps de la sphère politique et institutionnelle. Personne ne se sent personnellement responsable de la tendance naturelle des institutions à étouffer des affaires, ce qui permet à chacun de tirer son épingle du jeu. Cette participation est la plupart du temps passive, ce qui la rend encore plus supportable. Il est rare que quelqu’un puisse être tenu individuellement responsable dès lors qu’il suffit de s’abstenir de faire quelque chose ou de permettre de faire quelque chose pour expédier une affaire aux oubliettes.
  • 48
  • Le fait qu’une affaire de moindre importance soit parfois mise sur le tapis est généralement un alibi qui évite de remettre en question le système dans sa totalité. Une affaire mineure, une fois relayée par les médias et discutée par le parlement, prend alors des proportions gigantesques. Sans même parfois s’en rendre compte, quelques innocentes marionnettes avides de médias s’emploient à abuser la vox populi. Le peuple, comme on dit, a en outre le plus souvent des sentiments d’empathie, voire des sentiments de reconnaissance, et non une grande aversion à l’égard de la corruption à visage humain. Ceci explique pourquoi les politiciens corrompus sont rarement sanctionnés par les électeurs et n’hésitent pas à se montrer en public même après qu’on soit parvenu à prouver et à étaler dans la presse les délits de corruption qu’ils ont commis.
  • 49
  • Dans le monde des entreprises, la corruption est également parfois considérée comme un sport plutôt que comme le phénomène grave que recouvre ce signifiant. Sans pots-de-vin, il est difficile de faire des affaires, dit-on, surtout dans le secteur public où les fonctionnaires ou politiciens mal payés sont des proies faciles à convaincre pour jouer le jeu. D’ailleurs, longtemps les pots-de- vin ont été considérés comme fiscalement déductibles. En outre, les bureaux d’expertise comptable et les consultants sont payés pour jouer à la frontière entre ce qui est corrompu et ce qui ne l’est pas et pour conseiller les chefs d’entreprise afin de leur signifier jusqu’où ils peuvent aller sans encourir de réelles sanctions. Sur le même mode, on peut facilement envisager une complicité marchandée entre le chef d’entreprise et le passeur de marché public. Cette dernière complicité aura pour but la conclusion d’un marché le plus fructueux possible où les parties corrompues sont gagnantes aux dépens d’un tiers, l’intérêt général encore une fois.
  • 50
  • Pour rendre la chose pleinement populaire, comme il se doit dans le sport, on se livre à des classements. Comme aux jeux olympiques, les pays sont donc classés sous leur bannière respective et les pays les plus corrompus se voient décerner des médailles d’or, d’argent ou de bronze. La Belgique vient d’ailleurs (chiffres 2008) de passer de la 21eme à la 17eme place sur le Transparency index.
  • VII. Pour conclure : le rôle des pouvoirs publics
  • 51
  • Quel est le rôle des pouvoirs publics dans tout cela ? Leur première mission est bien sûr de donner l’exemple. Celui qui choisit de travailler dans le secteur public, y compris dans l’enseignement, devrait le faire en premier lieu poussé par la volonté de réaliser quelque chose dans l’intérêt général. Même si cela peut paraître un cliché, nous ne devons pas oublier que les pouvoirs publics doivent contribuer à la construction progressive d’une meilleure société. Celui qui ne souscrit pas à cet objectif ferait mieux de suivre une autre voie, plus en adéquation avec son identité, sans qu’aucune connotation ne soit attachée là encore au choix en question.
  • 52
  • Une personne au service de l’Etat, comme l’est un responsable politique, incarne l’Etat et s’il a du respect pour lui-même et pour son choix de vie, il pourra sans remords résister à toute tentation de corruption. Tout fait de corruption l’éloigne en effet, du but qui constitue le fondement de son choix de vie. Comment un fonctionnaire d’Etat qui se respecte et qui se prête à des faits de corruption pourrait-il encore trouver un sens à sa vie conformément à l’importance qu’il attache, ou qu’il devrait attacher, à l’intérêt général ?
  • 53
  • Si un tel climat pouvait régner au sein des services publics, chacun comprendrait peu à peu que toute proposition indécente est déplacée et vouée à l’échec. Ce climat pourrait ensuite gagner l’ensemble de l’économie. Les transactions conclues avec les pouvoirs publics se situent alors dans une atmosphère d’ouverture et de sérénité. N’oublions pas que nous parlons ici d’une partie de l’économie qui représente environ la moitié du total. En outre, si un tel climat règne dans le secteur public, il finira par gagner d’une façon ou d’autre la sphère privée. Si cela était, on pourrait interrompre ainsi la spirale de la corruption qui érige, dans tous les pays, de telles pratiques au rang de sport national. Si, dans un tel contexte, la tentation de la corruption s’avère trop forte pour un être humain trop faible, il sera de plus en plus difficile de trouver le bon partenaire. Car la corruption est, on l’a dit, un phénomène intersubjectif.
  • 54
  • Nous sommes conscients qu’un tel changement de mentalité n’est pas simple à opérer et que d’aucuns taxeront l’auteur de ces lignes, d’utopiste, étranger à ce monde. Mais ce changement n’est pas impossible. Nous pouvons l’illustrer en recourant à l’exemple des fumeurs. Alors qu’un non fumeur était considéré il y a une dizaine d’années comme une personne austère et asociale, on assiste à un retournement manifeste. La politique active des pouvoirs publics au travers des campagnes de lutte anti-tabac et des réglementations n’y est pas pour rien. On n’attache bien sûr qu’une faible réprobation morale au fait de fumer et l’analogie entre la consommation de tabac et la corruption ne vaut pas tant en fonction de la similitude des comportements mais par la méthode qui permet de produire un profond changement de mentalité. En effet, c’est une connotation morale fortement négative qui est attachée à la corruption.
  • 55
  • La similitude tient plutôt à la perception de la corruption. On ne peut pas voir d’un bon œil, le fait que la corruption prolifère partout. La corruption est et reste immorale et dégradante pour l’être humain. Une attitude adéquate vis-à-vis de la corruption ne peut donc pas être dictée par son foisonnement. En d’autres mots, les normes ne peuvent pas être calquées sur ce que tout le monde trouve normal. Un changement de mentalité dans le bon sens, à l’égard de la corruption, peut être suscité par diverses actions positives. Outre leur rôle d’exemple, les pouvoirs publics doivent lancer une campagne d’information. Les médias doivent analyser ce qu’ils peuvent entreprendre avec leur pouvoir quasiment illimité.
  • 56
  • Cette approche positive doit malheureusement être complétée par des règlements et des mesures répressives. La lutte contre les pots-de-vin et la corruption est l’une des priorités de l’OCDE, et plusieurs initiatives intéressantes ont été prises. On relèvera deux éléments : la recommandation de non-déductibilité des dépenses liées aux commissions commerciales et la convention de lutte contre la corruption. Au niveau national, il n’est plus acceptable qu’un individu reconnu coupable de corruption lors de l’attribution d’un marché public puisse, faute d’une communication interne adéquate, concourir dans d’autres appels d’offres publics. Les instruments mis à notre disposition à l’ère des technologies de l’information qui ne cessent de se développer peuvent s’avérer utiles ici. Une coordination régionale, nationale et européenne en la matière est indispensable. Des contrôles stricts et coordonnés resteront malheureusement nécessaires dans notre société humaine, trop humaine, comme le disait Nietzsche.

 

Notes

  • 1  A. DE TOCQUEVILLE, De la démocratie en Amérique, Seuil, 1970.
  • 2  N. MACHIAVELLI, Le Prince, Chapitre XV.
  • 3  Pour une analyse de l’approche modèle-obstacle, voir A. GIRARD, Les choses cachées depuis la fondation du monde, Le Livre du Poche, 1983.
  • 4  A. SMITH, Theory of Moral sentiments, Clarendon Press, Oxford, 1976 (or. 1759)
  • 5  B. MANDEVILLE, Recherche sur la nature de société, (1723), Babel, 1998, p. 26.
  • 6  A. SMITH, An inquiry into the wealth of Nations, Clarendon press, 1976, (or. 1776), p. 26.
  • 7  Voir R. AERNOUDT, Péripéties d’un cabinettard, Roularta, 2008.
  • 8  P. RICOEUR, « D’un soupçon à l’autre », dans L’argent, Collection autrement, 1992, p. 63.
  • 9  B. MANDEVILLE, op.cit. p. 86.
  • 10  S. KRIPKE, Naming and Necessity, 1985.
  • 11  Pour le lecteur amoureux de la linguistique, on relèvera que, dans la langue chinoise, les deux concepts, acheter et vendre, s’expriment par un seul et même mot.
  • 12  G.H. HOFFMAN, Hoffmans tales, 1998.
  • 13  ARISTOTE, De la génération et de la corruption, Vrin, 1993.
  • 14  Allusion à la phrase de J. DERRIDA : ‘Tout acte d’écriture est testamentaire’, dans  La dissémination, Seuil, 1972.
  • 15  Le monothéisme renvoie à un seul dieu ; par analogie monnaie-théisme renvoie à un seul dieu, l’argent.
  • Référence papier
  • Rudy Aernoudt, « Éthique et politique : un couple infernal », Pyramides, 16/1 | 2008, 169-190.
  • Référence électronique
  • Rudy Aernoudt, « Éthique et politique : un couple infernal », Pyramides [En ligne], 16/1 | 2008, mis en ligne le 09 septembre 2011, consulté le 05 février 2014. URL : http://pyramides.revues.org/
  • Rudy Aernoudt
  • Professeur d’économie aux universités de Gand, Liège et Nancy
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