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Création et information culturelle en Catalogne et... ailleurs.

Une cobla pour le 15 août, avec Josep PLA : "Le cahier gris" par Xavier Pla et Javier Cercas

Unknown-copie-3.jpeg Josep PLA.

 

 

 

Je reviens au romancier de Palafrugell en citant un extrait de son autobiographie romancée (dans l'édition de 1982, chez J.Chambon; depuis une édition intégrale est disponible chez Gallimard).

Spectateur immobile dans le province de Gérone, il reprend ses notes de jeunesse et rédige son journal intime, le recompose, autour de deux années essentielles, 1918 et 19. Retiré dans l'Ampourdan, sur une terrasse donnant sur la mer de la Costa Brava, il feint d'accepter la victoire franquiste. En fait, par son oeuvre, il s'engage en donnant une oeuvre catalane, le point de vue d'un homme et d'un auteur catalans, faisant vivre tout un peuple, la Catalogne étouffée par Franco… (JPB)

 

"…De la plage, alors qu'il tait déjà noir, on voit passer la farandole. Dans les cercles lumineux que font les becs de gaz des maisons s'avance d'abord un nuage de postière. Dans le nuage s'avance la cobla qui joue avec un son nasillard l'aires, l'aires, l'aires de la matinada. Un épais détachement d'enfants, la jeunesse du paissait en sautillant au son machinal de la musique par rands de quatre ou six en se donnant le bras. La poussière a une couleur rougeâtre….

C'est truculent et amusant. Les érudits disent que les farandoles pourraient être une réminiscence des anciennes fêtes bachiques…" (page 173)

 

 

* Les masques du moraliste du Catalan Josep Pla

 

 

La catalane est une petite grande littérature. Elle fut éblouissante au Moyen-Age : Ausias March est à la hauteur des plus grands poètes du XVe siècle (ou des plus grands poètes tout court), et Cervantès a dit que Tirant le Blanc, le roman de Joanot Martorell, était «le meilleur livre du monde» (de fait, il est impossible de comprendre le Quichotte sans le Tirant) ; après une longue période d’obscurité, l’éblouissement est revenu au XXe siècle. Davantage, selon moi, par la poésie que par la prose ; avec quelques exceptions, dont Josep Pla.

 

Pla est né, a vécu et mourut dans la région de l’Ampurdan, de l’autre côté de la frontière française. Même s’il faisait tout son possible pour le dissimuler, c’était un homme très cultivé ; avant tout, de culture française : venant directement de Montaigne, des moralistes du XVIIe et du XVIIIe siècle et de Stendhal, finalement de Proust. Pour cette raison peut-être, ce n’est d’ordinaire pas une lecture de jeunesse, en tout cas ce ne le fut pas pour moi : il manque d’imagination et d’enthousiasme, jamais de pessimisme. Rien ou presque ne définit mieux sa vision du monde que sa théorie du pourboire. On se lève le matin et la fin du monde n’est pas arrivée : pourboire. On écrit un article pour Libération et il y a quelqu’un pour trouver que ça ne vaut pas rien : pourboire. Pour Pla, on vient au monde pour éviter toutes les catastrophes possibles et pour encaisser tous les pourboires possibles. Des vers mémorables de Ricardo Reis, l’hétéronyme de Pessoa, résument cette pensée : «Mais pour celui qui rien n’espère, tout ce qui vient est un bienfait.»

Pla fut avant tout journaliste, ou plutôt écrivain de journaux ou dans les journaux ; en tout cas, il aurait été d’accord avec le docteur Johnson affirmant que seuls les idiots écrivent sans être payés. En dépit, ou précisément à cause de ça, c’était un graphomane. Son œuvre est énorme, elle aborde presque tous les genres (y compris le roman, genre qu’il disait mépriser, peut-être parce qu’il se sentait, à raison, moins propre à l’exercer). Elle peut ou même doit être lue comme une autobiographie vaste et secrète, dont le protagoniste est sa grande création : un paysan narquois, sceptique, ironique, hédoniste, conservateur et mélancolique, nommé Josep Pla. Rien d’impudique dans tout ça ; au contraire : rappelons-nous que, en latin «persona» signifie masque, et que, comme l’a remarqué Nietzsche, parler beaucoup de soi-même est la meilleure manière de se cacher. Si bien que ce paysan fictif nommé Josep Pla a été le masque utilisé par Josep Pla pour se déguiser ; pour se révéler aussi, car si le masque est ce qui nous dissimule, il est d’abord ce qui nous révèle : de même que le Marcel de la Recherche est plus Proust que Proust, de même le Pla de ses livres est plus Pla que Pla.

Cet aspect est peut-être plus visible que nulle part ailleurs dans les journaux de Pla, la partie la plus intime de son œuvre, la meilleure peut-être. Le Cahier gris est le premier d’entre eux. C’est un livre étrange : un journal de jeunesse écrit dans la maturité ; ou du moins réécrit : Pla a conçu son livre à 60 ans en se fondant sur les notes qu’il avait prises à 20. Le livre s’étale sur à peine plus d’un an et demi, de mars 1918 à novembre 1919. On y voit surtout le mûrissement moral et intellectuel d’un jeune provincial devenu correspondant d’un quotidien catalan à Paris, mais aussi, au fil de cette sorte de Bildungsroman, un long défilé de personnages, de paysages, de réflexions et d’histoires dont le résultat est aussi bien le portrait moral d’un pays que la construction d’un univers autonome. Tel quel, c’est l’un de ces livres rares et heureux qu’on peut ouvrir à n’importe quelle page et qui offre, à n’importe quelle page, quelque chose de plaisant et d’intelligent. C’est aussi, peut-être, la meilleure introduction à l’œuvre d’un écrivain indispensable.

Javier CERCAS (Libération, 20 mars 2013)

 

** Barcelone 1918-1919 revisité à l’âge mûr.

L’auteur du«Cahier gris», journaliste francophile et voyageur impénitent, est hanté par le paysage méditerranéen :

 

Au printemps 1924, Paul Valéry donne une conférence à l’Ateneu de Barcelone. Pour une fois, il n’est pas venu parler de poésie, mais de prose, et, curieusement, il ne parle pas de littérature française, mais provençale. Valéry affirme qu’une littérature reposant uniquement sur la poésie se convertirait inévitablement en une littérature moribonde. Et il donne comme exemple la littérature provençale qui, après avoir donné une extraordinaire poésie médiévale, ne put jamais ouvrir sur une grande littérature de la Renaissance. «Eloignez-vous des Provençaux, aurait-il dit, et cultivez la prose, cultivez systématiquement toutes les formes de prose.»

 

Dans le public, il y a un jeune journaliste nommé Josep Pla (1897-1981). Jamais il n’oubliera les paroles de Valéry. En ces années-là, Pla cache ses origines paysannes, s’habille comme un dandy, cherche à entrer dans le corps diplomatique, voyage frénétiquement à travers l’Europe entière, veut écrire comme Paul Morand. Ambitieux, il sait déjà combiner un particularisme cosmopolite, provocateur et intelligent, avec un usage moderne et efficace de la langue catalane, loin du régionalisme folklorique et du patriotisme post-romantique de l’époque. Sa première œuvre, publiée l’année suivante, empreinte son titre à Victor Hugo, Coses vistes (Choses vues). Le livre est un succès, la critique célèbre avec ferveur l’apparition d’une nouvelle voix«maître à penser».

Gaudi. Auteur d’une œuvre de plus de quarante volumes en catalan et d’une demi-douzaine en espagnol, Pla est un écrivain de la race de Hemingway et de Simenon. Sa littérature se situe dans un espace autobiographique où toute déviation par rapport aux règles du genre paraît la norme. Il se présente comme un mémorialiste. Ses pages sur l’architecte Antoni Gaudi, ses réflexions sur l’ultracatholicisme de Salvador Dali, son grand ami de l’Ampurdan, sa biographie du peintre Santiago Rusiñol ou du sculpteur Manolo Hugué, sont une partie de ses intérêts artistiques. Mais on ne peut oublier ses récits de marins et de contrebandiers, son livre sur Cadaqués, ses livres politiques, comme le portrait acerbe des rues de la Madrid républicaine, ses chroniques parlementaires où il pressent la guerre civile, ses réflexions sur le concept de catalanité. Pla observe la réalité avec une soif de vampire. Il aime décrire avant tout la vie quotidienne des gens humbles. Il écrit aussi des livres de cuisine traditionnelle. Ils ont passionné Manuel Vázquez Montalbán, pour qui «Pla est le prophète du régime méditerranéen».

Conservateur, sceptique, antipédant, hédoniste, politiquement incorrect, toujours intéressé par le pouvoir : sa pensée ne peut être réduite à une étiquette. Il a toujours été antirépublicain, avant même la proclamation de la Seconde République en 1931. Il le reste, bien sûr, durant les années agitées de cette République, et le restera jusqu’à sa mort. Quand la guerre civile débute, il n’hésite pas à soutenir Franco, comme une importante partie de la bourgeoisie catalane. Peut-être croit-il que c’est l’unique manière d’imposer un ordre politique et social. Mais il préfère ne pas voir qu’il en sortira une dictature. Appartenant dans l’après-guerre au camp des vainqueurs, il signifie vite que, en tant qu’écrivain catalan, il appartient à celui des vaincus. L’interdiction de la langue catalane et la violente répression culturelle le conduisent à rejeter le bilinguisme, à penser de manière critique ce qui a eu lieu. Il se réfugie dans un certain exil intérieur.

Le Cahier gris (1966) est le livre le plus significatif de Pla. Sa genèse textuelle est complexe : on y trouve toutCoses vistes, dissout et réélaboré. Pla a toujours présenté leCahier comme si c’était son véritable journal de jeunesse. Mais certains critiques ont découvert que des parties importantes avaient été publiées dans d’autres livres ou dans des articles postérieurs. Le Cahier gris est, en somme, l’origine et la synthèse de toute son œuvre.

Grippe. Le journal original existe et c’est, en effet, un cahier à couverture grise probablement refait dans les années 1950 et 1960. Il débute un jour après la fermeture, pour cause de grippe espagnole, de l’université de Barcelone où il étudie le droit. Il se termine, un an et demi après, à la fin des cours. Le protagoniste quitte Barcelone et se rend à Palafrugell, sa commune natale. Le journal est traversé par une véritable obsession, le paysage méditerranéen. Il y a des repas pantagruéliques, des cuites successives, des balades à la recherche d’hommes «primaires» (pêcheurs, chasseurs, paysans) qui paraissent en harmonie avec une nature instinctive et sauvage. Il y a aussi une réflexion ironique, et parfois cynique, sur la sensualité, les relations sexuelles, la manière dont la raison boite sous le poids des sens.

En janvier, l’université ouvre de nouveau ses portes. Pla revient pour écouter des professeurs vieillissants, qui l’agacent. Finalement, il entre à l’Ateneu, véritable école alternative, dotée d’une bibliothèque où il commence à écrire. Il traduit Jules Renard, fréquente les «tertulias» (cénacles se réunissant généralement au bistrot).

Le thème transversal du Cahier gris est la peur : peur de manquer ses examens, peur des femmes, peur de manquer d’argent, peur de ne pas réussir à devenir écrivain. A la fin, le lecteur bénéficie d’un livre écrit une fois les examens réussis, l’argent venu grâce au journalisme : ce journal, écrit avec le naturel et le charme propre au chemin stendhalien. Tout a été sacrifié à «la manie diabolique d’écrire». Seule subsiste la peur énigmatique des femmes. Mais ceci est une autre histoire… Le Cahier Gris et son auteur jouent aujourd’hui dans la culture catalane un rôle semblable à celui de Fernando Pessoa dans la culture portugaise.

 

Textes traduits de l’espagnol par Philippe Lançon

Xavier PLA (Libération, 29.3.2013)

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