Après le point de vue des sociologues Tarrius et Sistach (analyses dans RUIXAT n°2, voir le blogabonnel d'hier), voici des compte-rendus du livre de sociologues, dont le travail sur les "puticlubs" de la frontière ont été financés par le CG66 et publiés aux éditions Balzac.
Il est à noter d'abord, si l'on compare les deux études, que les auteures du Conseil général ont choisi la graphie catalane de "La Jonquera", tandis que les sociologues de "Ruixat" ont conservé la graphie castillane "La Junquera". Cette graphie est sans aucun doute très signifiante...
Nous avons invité, le 23.8 dernier (surtout Robert Triquère, directeur du festival et éditeur) les auteures de ce livre au festival du livre de Collioure, pour un débat de femmes sur la défense des droits des femmes : l'erreur a peut-être été de ne réunir que des femmes sur ce plateau au lieu de les confronter à des hommes (D.Sistach...) sur le même sujet.
Cependant le jugement d'A.Tarrius et de D.Sistach, sur l'analyse des féministes Aude Harlé, Lise Jacquez... est très sévère (voir pages 55, 57 et 58 de la revue Ruixat.) :
"Une étude commanditée par l'exécutif départemental 66 consacre à cet "arrêt sur images et morale commodes". Sans analyser les rôles de l'argent, des drogues, des bourgeois locaux, des mafias russes-italiennes, des hommes de main géorgiens, des camionneurs complices, de la perversion clientèliste de l'action publique locale, il ne reste qu'à stigmatiser les femmes visibles près des carrefours, sans même leur parler : en elle-même la m'éthode porte le stigmate..."
dernière mise à jour ¬ 11/09/13 | mercredi 11 septembre 2013 | je m'abonne
Bordels de la Jonquera, parcs d’attraction machistes : une étude percutante met du sel sur les plaies
juin 2013, par Claudine Legardinier
Enfin une analyse solide – et passionnante – sur l’impact des "puticlubs" de la Jonquera à la frontière catalane. En ouvrant des parcs d’attractions façon Disney pour une nouvelle génération de "clients" français, les industriels du sexe ne font que réactualiser les valeurs les plus traditionnelles du machisme en les relookant sous l’emballage attrayant du loisir, de la pornographie et de la consommation. Et les femmes, toutes les femmes, en payent le prix.
“A la frontera tot s’hi val [1]” : à la frontière, tous les coups sont permis. Cette expression commune en pays catalan frontalier est une parfaite illustration de la nouvelle donne liée à la floraison des bordels dans la région de la Jonquera. Dans cette zone duty free, le chaland se fournit en essence, tabac et alcool à bon marché, auxquels il peut ajouter une marchandise femme de plus en plus prisée : souvent des Roumaines, largement contrôlées par des groupes mafieux [2].
Ce que décrivent Aude Harlé, Lise Jacquez, Yoshée de Fisser, les auteures, qui ont exploré à la fois l’impact des bordels sur la vie des habitants de la Jonquera, sur la jeunesse des Pyrénées-Orientales et leur traitement dans les médias , est une véritable culture qui imprègne désormais le sud de la France. Dans les Pyrénées-Orientales, “aller à la frontière” est devenu banal. Un homme peut s’en vanter, d’autant qu’un bordel comme le Dallas fait l’objet de chansons et que des équipes sportives disent aller s’y “détendre”.
Pour les habitants de la Jonquera, opère un effet de miroir entre la prostitution de rue et celle des bordels : forcée et sale dans la rue, elle serait libre et bénéficierait de garanties d’hygiène en « club ». Ce qu’il faut éradiquer, c’est la prostitution visible dans l’espace public. Sur les bordels eux-mêmes, les habitants sont ambivalents. Leur présence est déplorable en termes d’image mais leurs rentrées font vivre la commune : une dizaine de salons de coiffure, des bars, des restaurants, des chauffeurs de taxi, des pharmaciens, des acteurs de la presse locale…
La prostitution est un sujet qui se prête à toutes sortes de croyances et de représentations. Une nouvelle preuve en est donnée ici, par exemple en ce qui concerne les représentations sur l’hygiène. Voulant en savoir plus, les chercheuses ont mené l’enquête… et n’ont pas trouvé trace des fameux contrôles médicaux tant promis. Quant à l’image de liberté et d’indépendance, les affaires les plus sordides –proxénétisme, viols et menaces - ne semblent pas pouvoir en venir à bout.
La région de La Jonquera est ainsi devenue un non-lieu, un « ailleurs » où la transgression est possible. Les tenanciers de ces parcs d’attractions à la Disney soignent leur politique de communication auprès de médias [3] rivalisant le plus souvent de zèle pour promouvoir ce versant porteur de la "modernité". Et ils travaillent le marketing en misant sur le côté Las Vegas, appâtant les jeunes hommes qui se voient en mesure de concrétiser un rêve que les auteures de l’étude appellent “l’utopie pornographique”.
C’est sans doute là l’aspect le plus passionnant de l’étude. Les entretiens montrent comment la fréquentation des « clubs » est devenu un rite initiatique. Les pairs, l’entourage - entraîneur sportif, père ou grand père... - exercent une forte pression sur les jeunes hommes. Un homme a le droit, et même le devoir, de satisfaire ses “besoins sexuels”. Il est alors “un vrai mec”, pas un “pédé”, il fait partie du groupe en énonçant ses performances, la compétition n’étant jamais loin. Fréquenter les prostituées tient de plus en plus de l’injonction sociale.
Mais ce travail viril n’est pas sans conséquences. Pour de nombreux jeunes des Pyrénées-Orientales, la prostitution est souvent devenue “le premier regard qu’ils portent sur la sexualité et le genre féminin sexué” ; ce qui ne peut qu’influer sur leurs comportements mais aussi sur leurs valeurs.
Leurs représentations sont édifiantes. Les prostituées ne sont pas des femmes ; ce sont des “filles”, des “putes”, des étrangères, faibles, faciles à manipuler et tenues au silence (“si elles se mettent à parler, ça casse tout”, dit un jeune "client") ; des sous-femmes ravalées au rang d’objet. Quant à leurs amies et compagnes, elles se trouvent face à la quadrature du cercle. Poussées à tout faire pour se distinguer des prostituées de façon à rester respectables socialement, elles bataillent dans le même temps pour être des “canons” sexuellement à la hauteur. Car les jeunes "clients" n’hésitent pas à se livrer à des comparaisons et même à exercer un chantage. Face à ces injonctions contradictoires, elles sont à la fois “pas assez pures” et “pas assez putes”. Certaines expriment la honte qu’elles ont de leur corps, leur sentiment d’impuissance, ce que les auteures appellent “une souffrance de l’être femme”.
On voit ainsi à quel point les jeunes femmes se trouvent soumises au contrôle et à l’auto-contrôle de leur sexualité, obligées de se soumettre à des normes pornographiques en oubliant leur propre désir et plaisir. Un imaginaire sexuel forgé par la prostitution et la pornographie renforce les schémas traditionnels de la domination masculine, exacerbe les normes virilistes, le virilisme pouvant être défini comme l’idéologie de la virilité avec ses imaginaires de domination, notamment dans le domaine de la sexualité.
Clairement, la fonction de la prostitution, ici magistralement illustrée, est profondément inscrite dans la culture machiste et remet en cause, pour les femmes, les avancées péniblement acquises en matière d’accès à la sexualité choisie. Comme le soulignent les auteures, “les clubs de la Jonquera concentrent les valeurs traditionnelles les plus sexistes et les valeurs marchandes et consuméristes de l’hypermodernité”.
Il fallait que ce soit dit. Le contexte culturel de valorisation de la prostitution a des conséquences sur l’ensemble des femmes, sur leur vécu et sur leur sexualité. Souhaitons que cet important travail suscite de nouvelles recherches sur la violence sociale qu’engendre la prostitution.
"A la frontera tot s’hi val". Effets-frontières dans l’Espace Catalan Transfrontalier : Vécus, usages sociaux et représentations du phénomène prostitutionnel, une étude d’Aude Harlé et Lise Jacquez, coordonnée par Sophie Avarguez, dirigée par Martine Camiade, de l’Institut Catalan de Recherche en Sciences Sociales - Université de Perpignan Via Domitia.
Cette étude a fait l’objet d’une publication :
Du visible à l’invisible : prostitution et effets-frontières. Vécus, usages sociaux et représentations dans l’Espace Catalan Transfrontalier, d’Aude Harlé, Lise Jacquez, Yoshée de Fisser, sous la direction de Sophie Avarguez, chez Balzac éditeur.
À lire sur le même sujet !
Notre interview de Ségolène Neuville, députée des Pyrénées-Orientales.
L’audition des auteures de l’étude par la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale le 5 décembre 2012, à télécharger sur le site de l’Assemblée nationale ou sur la page de notre article : La Jonquera : Loi et ordre (des proxénètes).
[1] Voir au bas de cet article les références complètes de l’étude.
[2] L’Indépendant, « 215 jeunes Roumaines travaillaient en esclaves au Dallas », 21 février 2013.
[3] L’étude salue toutefois le quotidien L’Indépendant, seul média un peu critique.
**Vécus, usages sociaux et représentations dans l’Espace Catalan Transfrontalier
Sophie Avarguez (direction), Aude Harlé, Lise Jacquez, Yoshée de Fisser
Cette étude sociologique a été menée dans l’Espace Catalan Transfrontalier, qui englobe le département des Pyrénées-Orientales et la comarque de Gérone. L’expression « A la fronteratot s’hi val » reprise maintes fois lors des entretiens menés auprès des habitants de la Jonquera à propos du développement de la prostitution dans leur ville, est à la fois le point de départ de notre réflexion et son aboutissement. Cette expression difficile à traduire « à la frontière tout se vaut », « à la frontière tout est possible » ou encore « à la frontière, tous les coups sont permis » reflète les spécificités de ce territoire et du phénomène prostitutionnel.
Sous la direction de Sophie Avarguez, Aude Harlé, Lise Jacquez et Yoshée De Fisser se sont intéressées, au travers des effets-frontières au phénomène prostitutionnel. Quelle place occupe-t-il ? Quelles répercussions a-t-il sur les habitant(e)s de part et d’autre de la frontière ? Le phénomène prostitutionnel n’est donc pas étudié en soi mais interrogé, de manière indirecte et périphérique, dans sa dimension vécue afin de faire émerger à la fois les représentations de la prostitution et les usages sociaux qui en découlent.
En privilégiant la démarche compréhensive, les auteures ont co-construit leur analyse avec les différents protagonistes directs et indirects du phénomène prostitutionnel, elles ont envisagé leur étude sous trois angles : la première partie s’intéresse à celles et ceux qui vivent ou travaillent au quotidien à la Jonquera. Comment perçoivent-ils leur ville et plus spécifiquement l’activité prostitutionnelle qui s’y déploie ? Quelles en sont les incidences sur leurs modes de vie et sur le vivre-ensemble ?
Alors que la deuxième partie décrit la connaissance du phénomène prostitutionnel dit « de la Jonquera » chez les jeunes hommes et femmes des Pyrénées-Orientales en s’attachant plus précisément à décrypter lesperceptions et les incidences de ce phénomène. Quels effets a-t-il sur leurs vécus et plus particulièrement sur les représentations et l’imaginaire de la sexualité ? Comment influence-t-il les rapports sociaux de sexe ?
La troisième partie enfin porte sur le traitement médiatique de la prostitution dans le département des Pyrénées-Orientales. Sous quels angles les médias appréhendent-ils ce phénomène ? Quelles représentations véhiculent-ils ?
Du visible à l’invisible : prostitution et effets-frontières (Balzac éditeur)
(ISBN : 978-2-913907-81) - 20.00 €