... à Londres, l'art est partout
A la première respiration, à la descente d'avion, l'odeur de l'art : National Gallery, British Museum, les Tate...Les allégories de l'amour, par Véronèse, Sainte-Catherine d'Alexandrie, par Raphaël...Aussi, il est vrai, l'odeur du charbon : comme l'impression d'être revenu à l'époque de Dickens, même si, comme l'écrivait déjà Paul Morand, en 1933, dans Londres :
« Les grands puits de charbon, creusés alors dans la campagne verte, ont avalé les paysans anglais par millions; maintenant, ils les rejettent et ces chômeurs errent inutiles. » Mais Les Ambassadeurs d'Holbein... Ensuite, le crachin vous prend, l'humidité profonde des campagnes onctueuses cachées sous les brouillards, dont les beautés ne se révèlent que sous un rare soleil. Fog, smog, pluie fine, vapeurs à la Turner, atmosphère qui vous colle à la peau. En Inde, c'est la moiteur, la chaleur épaisse qui assaillent l'étranger, souvenir sensuel inoubliable: colonie ancienne, vieux comptoirs de l'aventure, loin des arts, de l'Ermite augustinien de Gérard David, avec Bruges comme fond de décor.
Le Nord de Londres, et même à soixante kilomètres de la capitale, c'est l'odeur âpre des huiles cuisinées, des fish and chips mijotés dans un bouillon trouble qui vous serre le nez et la gorge. MacDo ou autre usine à bouffe facile et faisandée, vous voilà bien à l'époque contemporaine ; c'est l'Angleterre du troisième millénaire, c'est la culture gastro-américaine, bien ancrée dans la vieille Albion...Je me tourne plutôt vers la National Gallery et L. De Vinci: la Vierge et l'enfant, avec Sainte-Anne, mère de Marie, et St-Jean-Baptiste, le cousin du Christ; du même, à côté, la Vierge des rochers, de 1508; un peu plus loin, La couronne d'épines, par Jérôme Bosh (1490): les « tormentores » du Christ sont vus comme des chiens sauvages...
Charbon, brouillard, petite vitesse, le train pauvre traverse les corons de briques bistre, jusqu'à Liverpool Station, au cœur de la City: un air de New York, on ne voit pas l'horizon, que le ciel, l'infime portion consentie par des buildings et des architectures de vitres et de métal audacieuses. Les hommes sont ici cravatés, avec malette ou attache-case menotté à leur poignet de travailleurs cool en col blanc; seule incongruité dans ce paysage d'outre-terre, quelque pierre romane, abandonnée dans un coin d'herbe écrasé par les nouveaux bâtiments et c'est le souvenir d'une ville médiévale, avant le terrible incendie de 1666, qui réapparaît...
Tout est neuf, ou presque : Saint-Paul's Cathedral n'a que trois cent cinquante ans; la cour de justice posée sur des pierres de taille si propres, a un visage de bébé...Peau de bébé, aussi, le bâtiment du Sunday Express, dans Fleet Street: son vaste hall d'entrée, décoré par l'art nouveau des années 1920/30, semble vouloir montrer aux ensembles mornes voisins que l'imagination n'est pas loin, et que la folie est possible! Celle-ci, la fièvre des Londoniens, ne s'exprime que dans les déhanchements de la bière: ils ne se livrent -par le chant guerrier, le cri, les grosses voix, la veulerie, la gorge brutale et primitive du Viking- que quand la saoulerie les sort de leur morale austère et de l'ordre mental; alors ils se libèrent, se défoulent au fond d'un pub, ou sur les trottoirs, comme font les jeunes, à présent, avec leur pinte de pisse écumeuse à la main, ou à l'étranger, où bière et vin sont moins chers, en Espagne, surtout, pays de toutes les orgies, réprimées pendant des mois en Grande-Bretagne. Voici Lucas Cranach le vieux : Sainte-Geneviève de Paris et son cierge, que le diable ne peut éteindre; ou les dents de Sainte Apollonie...Toujours la peinture religieuse, commande du pouvoir qui paie, le Chemin du Calvaire, de Polidore de Caravagge, 1534, pour l'église catalane de Messine, en Sicile; restons avec la Catalogne et H. Rigaud: le cadre (frame) de son Antoine Pâris est d'origine (1724).
Les Anglais sont calmes, silencieux (ce voyage dans les musées se situe quelques semaines avant les attentats islamistes de juillet 2005) ; cependant, on ne met pas de bombe dans les musées, pas encore : c'était pourtant le projet des Futuristes! La ville est feutrée, les taxis ne klaxonnent pas et s'arrêtent même pour vous laisser passer. Les Anglais sont propres, ne jettent pas leurs mégots depuis leur voiture, ni des papiers sur la chaussée; simplement, avec discrétion, il leur arrive de poser un paquet de cigarettes vide ou un trognon de pomme sur le rebord d'une fenêtre...Ils sont aimables, vous aident volontiers. Ils sont à l'avant-garde du monde moderne : les jeunes sont à vélo, ou courent dans les parcs, des écouteurs vissés à l'oreille ou la ceinture du jogging bardée de téléphones mobiles: c'est ici la vie rapide, la vie portable, la vie médiatique, la vie informatique, la vie-vie, quoi !
Ces gens-là sont les plus esthètes du monde puisqu'ils ont su créer -après quelques guerres, certes, et quelques siècles de colonisation-importation d'œuvres d'art, mais il y en a d'autres, parmi les peuples évolués et civilisations avancées, qui l'ont fait! -, des musées exceptionnels. Je suis donc allé courir jusqu'au British Museum; il fallait que je voie tout ce que le monde doit voir: c'est banal, la litanie des chefs-d’œuvre, mais il faut en passer par là, pour devenir plus érudit et plus intelligent; la pierre de Rosette, pas grandelette, les taureaux ailés des Assyriens du 9° siècle ante Christum, ce serait une sacrée corrida, d'où les bestiaux pourraient s'échapper; le lion d'Assurbanipal, ce roi à la barbe énorme et au nom compliqué, si étrange qu'on le mémorise bien; la frise du Parthénon, le temple funéraire des Néréides, filles de Nérée, roi de la mer, (ah! plonger dans la mer de l'au-delà, dans le lagon du paradis...), la cariatide du temple de l'Erechtéion de l'Acropole: messieurs les Grecs, tout ça est bien à l'abri, ici, la pollution et les envahisseurs auraient tout dissipé...
La tête du cheval du mausolée d'Halicarnasse est grosse comme un camion: qu'a dû être le temple! Une halte s'impose, et une minute de silence, devant l'Homme de Lindow, Celte de vingt-cinq ans, tué il y a plus de deux mille ans, par quelque délinquant préhistorique.
D'autres instants immortels devant les appartements du palais d'Ashurnasirpal, avec ces longs panneaux narratifs, ces scènes d'un monde supernaturel : les hommes ont tous de longues barbes et les cheveux crépus; devant la vitrine de l'art des Cyclades: femme gironde, avec une tête en forme d'écu et, au milieu, seul un nez rectangulaire; devant la statue d'Apollon, en marbre, et la tête colossale de Ramsès II en granite de deux couleurs afin de voir la différence entre la tête et le torse: c'est Thèbes il y a trente-quatre siècles! Tant à voir, et que dire de tous ces sarcophages ? Simplement, y mettrais bien Sarko dans le ce sarco, z'ouy !
...à suivre (extrait de CatalognArts, J.P.Bonnel)
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