Hommage à Claude Delmas (30 décembre 2023) -
J.P. Bonnel
"L'action de la littérature sur les hommes, c'est peut-être l'ultime sagesse de l'Occident."
(Emmanuel LEVINAS)
*Ma mère, quand elle était fatiguée ou désespérée, me disait : "Toi aussi, tu mourras !"
Parole, comme une gifle, en tout cas une leçon d'humilité !
Je croyais, pourtant, être immortel. Je n'étais jamais malade, pas une opération. Cette situation me convenait. Le seul problème, pensais-je, "c'est que je risque de m'ennuyer, quand tous mes parents, amis, connaissances seront partis."
L'éternité, en demeurant vivant, c'est long...puis-je écrire en plagiant W. Allen qui parlait de l'éternité dans la mort...
Un autre obsédé par la fin, la destruction du corps, de l'intelligence, d'une oeuvre... Tel était l'ami Delmas, qui, en s'appuyant sur mon épaule, me causait maladie et départ définitif...
En traversant, ému, admiratif, son livre ultime, publié par Roger Coste (librairie Torcatis), je pensais que s'il enchainait les courts souvenirs, de façon si rapide, dans liaison, sans titre de chapitre ni pagination, passant d'un voyage à une scène de séduction, d'une description de son village à celle d'une ville orientale, c'était pour traduire le maelström de son existence pleine comme un oeuf, entre guerre et mariage, travail pour Air France et moments d'écriture...
C'est là, peut-être son chef-d'oeuvre et on aurait voulu que Claude racontât ainsi sa vie dans de nombreux volumes, avec cette voix sincère d'homme libre, d'écrivain doué qui n'eut pas le temps de parfaire une oeuvre, mais dont on a un exemple magnifique dans cette "disparition des P.O.", qu'il n'évoque que dans les dernières pages.
Et cette submersion du territoire si aimé est la partie la moins intéressante, pour moi, même si elle veut dire que la Catalogne perd son identité, peu à peu, que le politique disparaît lui aussi au profit de la corruption généralisée...Que tout fout le camp !
Et que ses amis - Massé, L'Héritier- vont mourir (seul Michel Fourquet, le peintre doué de Rivesaltes, survit)...
Et que lui aussi, hélas, va devoir quitter la beauté des Corbières, de Catherine, de Vingrau, d'une Catalogne dont il n'admet l'indépendance que si elle est démocratique ...
En lisant Claude Delmas, je meurs avec lui !
J.P.Bonnel
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*Claude Delmas, Ulysse des airs
(texte et photo JPB, 24 SEPTEMBRE 2014, le blogabonnel)
Je viens de lire ce roman au titre admirable.
Claude m'avait dit qu'il écrivait un livre qui finirait à la mort de son auteur…Or, celui-ci publie un "petit" grand livre avec un début et une fin, bien clôturé, qui est un retour sur le passé du narrateur : ce temps espagnol, basque et andalou, madrilène et surtout tolédan, Tolède étant le centre exact de l'Espagne, est évoqué par le "héros", anti-héros plutôt en prison, s'échappant de sa geôle grâce au souvenir et au récit.
Ce personnage est une sorte d'Ulysse du XX° siècle, rêvant au retour dans sa patrie, comme C. Delmas, désirant revoir son pays après bien des escales, bien des femmes, bien des livres…
Delmas est cet Ulysse des airs, ce directeur d'Air France, qui, après avoir bien bourlingué de par le monde revient à Vingrau, tout contre la frontière des Corbières…Lui qui, page 30, se dit "négateur des frontières", revient dans sa famille (p.121), dans sa Catalogne, pour laquelle il souhaite un futur de frontières, une utopie d'indépendance…
Comme si notre ami le romancier, si obsédé par le temps, la mort, la vieillesse et la beauté des femmes, voulait se trouver un nid sécurisant, un village natal de pierres protectrices, afin d'empêcher la mort d'approcher et de le prendre...
Il y aura encore bien des livres de C. Delmas pour nous protéger, lui et nous, de la mort, pour gagner du temps sur une éternité que nous ne voulons pas envisager. Et Claude de vivre pour toujours avec ses amours, l'Espagne et ses Castilles, et pour son amour, son épouse, lisible à chaque tournant de phrase, aimée à chaque mot apparu sur la langue : érotisme du mot à envisager surtout d'un point de vue linguistique...
Car Claude Delmas, s'il a passé sa vie à aimer sa femme, l'a passé aussi à aimer sa langue, la française !
*A JAMAIS TON NOM SUR MA LANGUE
La littérature, c'est ce qui nous étonne et nous bouscule. Avec "A jamais ton nom sur ma langue", dès la première ligne, c'est fait et notre ahurissement ne cessera de croître jusqu'à la dernière page, au long d'un récit brûlant, plein d'ombres et de lumières, à l'écriture fluide et sensuelle, attisant la violence et les tourments des personnages. La littérature c'est aussi ce qui nous élevant au-dessus des opinions communes, nous transforme. Refermant le livre, essoufflés, comment pourrions-nous conserver, après notre lecture, un regard inchangé sur les passions amoureuses, la trahison, l'injustice, l'enfermement, l'amitié et aussi sur cette Espagne, que l'auteur connaît si bien, dont il sait dire à la fois les splendeurs et les ténébreuses pulsions.
*Claude DELMAS, écrivain de la frontière
« Dans un village, celui qui dépasse la frontière crée le récit. »
C’est un doux, un tendre, un timide. De l’énigme et de la retenue qui l’habitent naît ainsi une grande séduction. En effet, cet homme est un séducteur : il vous charme naturellement, en raison de sa modestie et de sa douceur mêmes.
Il sait se tenir à l’écart des spectacles du monde, mais un beau jour de tramontane et de salubrité publique, il n’hésitera pas à faire entendre une colère qu’on ne soupçonnait pas chez lui…A l’occasion, par exemple, d’un article de journal inconséquent ou du devenir du Camp de Rivesaltes, dont il fut un temps, le temps de croire à la raison et au cœur des hommes, l’âme et le moteur. Jaillit alors l’intifada des mots !
En effet, ce natif des Corbières roule dans sa bouche les pierres frontalières de la Catalogne et de l’Occitanie, avec un accent –comme on dit pour caricaturer- « parisien », lui, l’enfant du Sud, fils d’un instituteur de Vingrau !Il a l’inflexion des gens qui ont voyagé, lu et vécu au-delà des frontières de la proximité. Il a aussi la taille d’un homme du Nord, et la chevelure d’un Indien de ce grand Nord, où la neige ose même vous blanchir les ondulations du crâne. Ainsi, il pourrait, de prime abord, vous impressionner par sa hauteur de corps, par sa hauteur de vue. Par une force spirituelle, née de la croyance en des valeurs inaliénables : l’enfance passée en une géographie précise, irremplaçable, ou l’enracinement dans un ultralocal cerné de frontières sociales, politiques, psychologiques, historiques…et le plus souvent mesquines.
Ainsi de la rivalité cloche-merlesque entre Tautavel et Vingrau, en filigrane de plusieurs de ses romans, et qu’il faudra bien expliciter un jour, avec la plume habituelle de la poésie et de l’ironie, formule susceptible de définir le style de Claude Delmas. Mais sa « hauteur de vue », c’est-à-dire son aptitude au bonheur, le recours au recul apaisant et à la distance pourvoyeuse de vérité, il la doit à une existence riche et longtemps déroulée par-delà des montagnettes qui voudraient inscrire des limites entre deux peuples proches.
De par son métier, en tant que haut responsable à « Air France », C. Delmas a parcouru le village du monde et a connu les autoroutes de la terre et des airs. Pourtant, on a l’impression qu’il n’est jamais parti, qu’il n’a jamais quitté la caune de son village ou le nid fœtal de sa préhistoire ! Qu’il est là, droit, dur, debout, débutant de la vie, dans le corps de la pierre, dans la maison commune des Corbières, les deux pieds dans ses racines qui, depuis le Rivesaltais, plongent jusqu’à la Catalogne d’en deçà des Pyrénées et jusqu’au cœur de cette Espagne, sue sur le bout des yeux, et omniprésente dans son œuvre. D’ailleurs, un dossier récent du « Monde des livres » rappelait le beau texte de Claude Delmas sur Madrid et ses Castilles.
Avec discrétion, il a l’Espagne au cœur, et Vingrau, ses deux plus chères Républiques. Et l’amitié ! En effet, il saura se taire longtemps, notre ami, et puis, soudain, nous donner par un acte tangible ou par des paroles encourageantes, un témoignage d’affection virile. De celle-ci, il en donne les preuves physiques, telle l’embrassade ou la main sur votre épaule : il s’y appuie longuement et les petits nouveaux, les passants pressés ou les étranges étrangers croient que c’est pour trouver quelque appui ou reposer son interminable taille d’éternel jeune homme…
Ses récits racontent tout cela, ces moments d’amitié, d’amour, dans un retour inlassable vers la mémoire, le premier geste de compagnonnage, le plaisir originel avec la femme, dont il découvre, tout étonné, l’anatomie intime…Ses romans sont l’exploration fébrile de l’Autre et du monde : ils sont parcourus d’aventures amoureuses et décrivent l’odyssée des voyageurs des autoroutes.
Cependant, Claude Delmas n’est en aucun cas l’Ulysse du cheminement moderne ; il est à l’opposé d’un Julio Cortazar, qui, dans Les Autonautes de la cosmoroute parle des menus événements susceptibles d’arriver sur les multiples voies bitumées ou sur les aires de repos. La poésie de l’autoroute qui intéresse Claude Delmas, c’est cette ligne droite sécurisante, permettant d’aller rapidement d’un point à un autre. Dans cette zone neutre, hors du monde, il oublie les tracas du métier et le travail d’écrivain. Cette frontière, qui sépare la réalité et la fiction, lui promet que rien d’inquiétant ne surviendra.
L’autoroute est grosse de « possibles impossibles », formule fulgurante destinée à définir le virtuel et la fiction ; la vie et la confrontation avec le réel ont lieu dès qu’on quitte le poste de péage. De même, le village natal, c’est l’autoroute, la paix, la régression vers la naissance ; passez le « pas » de Vingrau, et il vous faut vous coltiner avec ce qu’on appelle la vie, c’est-à-dire, le cheminement vers la mort. L’existence de C.Delmas peut se résumer ainsi : l’éternité autoroutière, où l’on songe au prochain livre et la retraite au hameau, où l’on écrit le dernier livre ; entre ces deux somnolences, il faudra bien s’activer un peu pour mettre de le l’encre dans le moteur et du super dans le plumier !
A l’occasion des rencontres de Leucate, entre écrivains catalans et occitans, en juillet 2001, qui s’interrogeaient sur l’utilité des frontières, Claude Delmas a fait cette remarque essentielle : « S’il n’y a pas de frontières, il n’y a pas d’antagonismes. La frontière provoque le récit. Dans un village, celui qui dépasse la frontière, la limite entre deux cantons, crée le récit. »
On pense alors que la frontière, pour l’inspiration affective, psychologique de l’adulte marqué par l’époque de son enfance villageoise, la vraie frontière, ce n’est pas la limite politique entre la France et l’Espagne, la barrière géographique des Pyrénées, la frontière économique entre les classes sociales ou les pays riches et pauvres, c’est la présence du Verdouble, qui sépare Tautavel et Vingrau…
C’est la frontière mentale entre l’en-deçà, qui est le bonheur de l’enfance, le cocon familial, et l’au-delà qui est tumulte, angoisse et combat pour la vie :
« Dans un village, celui qui dépasse la frontière crée le récit. » Claude Delmas a dû enjamber la frontière, franchir l’entre-deux d’une rivière pour aller gagner sa vie, mais non pas perdre son temps : le monde alimente en lui le romanesque. Le temps passé loin des racines n’est pas vécu comme une situation d’exil ; C. Delmas n’en conserve ni amertume ni dépit ; il estime que la vraie frontière est en nous, témoin la valse-hésitation entre deux femmes dans son dernier recueil L’emmurée de Tolède, ou ces aspirations permanentes entre deux pays, celui, ancien, du père, ou celui, présent, de la famille et des amis. Cependant, cette limite, ce déchirement du bilinguisme, de la culture partagée en deux, est plus un enrichissement qu’une mutilation. Le va-et-vient entre les frontières est pour C. Delmas une nécessité : il se frotte au monde et se nourrit des bonheurs ou des difficultés que les peuples étrangers ont pu lui procurer : il se déclare « négateur de frontières » (1)
Il aurait pu demeurer au pays et se consacrer à la célébration du Canigou ou à l’évocation passéiste d’une enfance vécue dans un univers agricole idéalisé : « Enfant, dans l’autarcie mentale de mon village du bout du monde, environné de garrigues, je croyais que la Scandinavie commençait à la frontière belge… » (2)
Il aurait pu écrire pour tenter de reconquérir les frontières d’une Catalogne réunifiée. Il a peut-être l’intuition que, si le territoire catalan est partagé par l’Albère et la chaîne des Pyrénées, c’est afin de pouvoir ainsi apprécier deux fois son indicible beauté…
Claude Delmas est revenu au pays, au village, mais quand il se rend à la féria de Nîmes ou, au-delà des « frontières mauves ou bleues de l’Espagne » (3), à Tolède, il est encore chez lui. Même si les frontières sont abolies par l’internet, la rapidité des déplacements, la construction européenne ou la mondialisation, il se déplace avec, en tête, les anciennes limites, symboles de repli sur soi, d’interdit, d’Histoire :
« Intranquillité des gens qui, comme moi, hésitent entre le Sud et le Nord, ignorant que les frontières n’existent plus, ce qui n’empêchent pas qu’on reste pour l’éternité le sudiste ou le nordiste de quelqu’un et que, frontière ou pas, on est toujours celui dont on se débarrasse. »
Grand voyageur, longtemps par nécessité, l’écrivain regrette une vie calme et sédentaire, qu’il aurait pu passer dans le terroir qui l’a vu naître. Le temps de son existence semble avoir été gaspillé dans la vitesse, le dépaysant mouvement des allers et retours entre le village natal et le village global : « Je reproche à mes parents de m’avoir autrefois déboussolé avec leurs déplacements incessants entre les montagnes et la plaine maritime qui m’ont fait perdre mon goût de l’immobilité et mon sens de l’orientation. »
Cette citation de L’emmurée… fait écho à une phrase exprimant elle aussi un sentiment de regret, à l’heure du bilan d’une vie, « cette longue locomotive », pourtant bien remplie : « Je n’aurais jamais dû quitter mon village, planté sur cette terre rouge, porteuse de ceps. » (4)
Désormais, Claude Delmas tente sans doute de retrouver « le temps perdu », en réinvestissant une maison familiale rénovée, au cœur du village des Corbières. Se retrouver, vieil enfant, dans la coquille-fœtus, et retrouver la paix ; et l’éternité, cette absence de mouvement. Dans les frontières géographiques de Vingrau, dans les frontières psychologiques de la famille et de la mémoire, réintégrer le temps de l’enfance :
« Entre le désert et la glace, je voudrais trouver un centre, me fixer et qu’on me foute définitivement la paix pour qu’enfin je puisse goûter, même si tardivement, à l’amour partagé et aux plaisirs multiples de la vie. »
Cependant, il nous semble que cet apaisement intérieur, ce repos dans une sorte de retraite protestante au « désert », est impossible pour quelqu’un qui a nourri son œuvre de la transgression des frontières et du mouvement des aventures humaines. Cette paix des braves, Claude Delmas pourrait la trouver dans l’arrêt de l’écriture et le renoncement romanesque. Il nous fera l’amitié de ne pas opter pour cette solution suicidaire ! Pour notre bonheur ! Et d’abord pour le sien, qui réside dans le cheminement des phrases : l’écriture est le geste de la vie et l’expression de l’énergie. La seule frontière que nous désirons lui voir franchir, pour de nombreux livres à venir, c’est celle qui marque la séparation entre la fébrilité prosaïque du quotidien et l’investigation poétique de l’imaginaire.
L’œuvre littéraire de Claude Delmas vit dans cet entre-deux, dans cette dialectique intranquille qui fait jaillir le neuf à partir des vieilles frontières.
Jean-Pierre Bonnel (29 DÉCEMBRE 2018 -CLAUDE DELMAS IN MEMORIAM, HOMMAGE AU ROMANCIER DE VINGRAU)
(1) L’emmurée de Tolède, page 14 – Balzac éditeur – Montréal-Paris, 2000 – (2) Idem, p.8 –
(3) Histoire de Billy et la mienne - POL - Paris - 1980 - Réédition à Libres del Trabucaïre – 2001 –
(4) La lune est l’assassin – page 19 - Flammarion – Paris – 1995 -