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5 avril 2023 3 05 /04 /avril /2023 09:45
Simone et Jean-Paul - Article de l'"Indépendant, 1967 - Le couple en Espagne -
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S. de Beauvoir, extrait de LA FORCE DE L'AGE

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SARTRE ET BEAUVOIR en Espagne (1931/32) et Catalogne (été 1967), dans La force de l’âge 


Jean-Paul Sartre et l’Espagne - Du « Mur » à la préface au Procès de Burgos


 « De retour à Paris, en septembre, nous plongeâmes dans le drame qui pendant deux ans et demi domina toute notre vie : la guerre d’Espagne [1][1]Simone de Beauvoir, La Force de l’âge (1960), Gallimard,… » : cette phrase de Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge, en 1960, m’a toujours intriguée. Qu’est-ce qui, dans l’œuvre de l’un ou de l’une, et en l’occurrence de l’un, puisque c’est ici Sartre qui nous intéresse, confirmerait cette attention totale à l’Espagne ? Une vingtaine de pages plus loin, Beauvoir précise :
 "Notre impuissance politique, loin de nous fournir un alibi, nous désolait. Elle était totale. Nous étions isolés, nous n’étions personne : rien de ce que nous pouvions dire ou écrire en faveur de l’intervention n’aurait le moindre poids. Partir pour l’Espagne, il n’en était pas question ; rien dans notre vie ne nous disposait à ce coup de tête [2][2]Ibid., p. 322..

Partir pour l’Espagne ? C’est ce que voulut faire un ami proche, Bost. C’est ce qu’a envisagé le personnage de Brunet, dans L’Âge de raison, premier volume des Chemins de la liberté publié en 1945. Le roman s’ouvre sur la rencontre de Mathieu avec un républicain espagnol, membre de la Confédération Nationale du Travail (la centrale anarcho-syndicaliste), qui mendie dans la rue et lui donne en retour le journal de son organisation ; le narrateur nous indique que Mathieu « a eu envie d’aller se battre en Espagne » [3][3]L’Âge de raison, in Œuvres Romanesques [OR], Gallimard,…. C’est ce que fera le personnage de Gomez, inspiré, on le sait, de Fernando Gerassi. Faut-il voir un regret de Sartre [4][4]Précisons que Sartre est allé en Espagne en 1931, en 1932 et en… dans ces paroles du personnage de Brunet ? Cela a été envisagé.

4 Revenons aux mots de Beauvoir : il était bien possible de « dire » ou d’« écrire » quelque chose qui puisse avoir du « poids » : la nouvelle « Le Mur », parue dans La NRF en juillet 1937, est là pour le prouver. Or, dans sa notoriété naissante, jamais Sartre ne rendra compte d’un livre sur la guerre d’Espagne (on pense en premier à L’Espoir de Malraux). Qu’est-ce qui l’empêchait, de plus, de signer la « Déclaration des intellectuels républicains au sujet des événements d’Espagne », parue dans la revue Commune en décembre 1936 ? Plusieurs raisons peuvent être avancées : il fallait être contacté – compte tenu de certains des signataires, il est étonnant que Sartre n’ait pas même été approché – ; la pétition était largement d’obédience communiste, et Sartre se targuait alors d’être anarchiste, ce qui aurait empêché à la fois qu’on le contactât et qu’il la signât. En tout cas, à part notre nouvelle, aucun acte d’engagement ni, de façon plus marquante, aucun investissement substantiel de sa plume ne correspond à cette préoccupation importante affirmée par Beauvoir.

7 Jean-François Sirinelli, en 1990, présentait ainsi « Le Mur » dans Les Temps modernes :


8[…] L’Espagne est plus ici le cadre d’une méditation existentielle – l’attente d’un homme qui va être fusillé – que l’occasion d’une œuvre réellement engagée. Il n’en reste pas moins que l’Histoire, progressivement, exerce un effet de réverbération sur l’œuvre. Et donc, sur l’homme [5][5]Jean-François Sirinelli, « Le jeune Sartre ou la non-tentation….
9« Il n’en reste pas moins », en effet, que le choix de l’Espagne comme décor de cette nouvelle ne peut être ni le fait du hasard, ni le résultat d’un choix par défaut. Une vision de la guerre civile y est présente, et on la considérera comme une toile de fond engagée, car, comme le précise Michel Rybalka, « la guerre d’Espagne constitue pour [Sartre], sur un mode indirect et par personnes interposées, un premier rendez-vous avec l’Histoire » [6][6]Michel Rybalka, [notice], in OR, p. 1804..

10« Le Mur » est écrit probablement entre février et mai 1937 [7][7]Ibid., p. 1821. ; la nouvelle sera ensuite publiée dans La NRF en juillet 37, puis en janvier 1939 dans le recueil auquel elle va donner son titre, qui s’ouvre avec elle et se termine par « L’Enfance d’un chef » : de la guerre d’Espagne à la montée du fascisme en France, la boucle est bouclée : le volume annonce à sa façon l’embrasement du monde. Mais, en 1937 en Espagne, l’heure est encore à l’espoir, à la lutte. Que nous enseigne « Le Mur » à ce sujet-là ?


11La nouvelle met en scène les deux camps en présence, républicain et nationaliste, mais, ce qui frappe, c’est leur vision extrêmement rapide, même si les personnages républicains sont plus fouillés, l’action se focalisant sur ceux-ci. Le caractère dictatorial, la pratique d’une justice sommaire, la cruauté comme mode de combat, servent à brosser le portrait du camp nationaliste. « “[…] Ils arrêtent tous ceux qui ne pensent pas comme eux” », chuchote un certain Garcia à Pablo Ibbieta, le personnage principal ; « “C’est un interrogatoire ou un jugement ? / C’était le jugement”, dit le gardien » ; « “Tu sais ce qu’ils font à Saragosse ?” », demande Tom à Pablo : « “Ils couchent les types sur la route et ils leur passent dessus avec des camions. […] Tu crois qu’ils achèveraient les types ? Je t’en fous. Ils les laissent gueuler. Des fois pendant une heure” [8][8]« Le Mur » [Mr], in ibid., p. 223, 214 et 215.. »


12Saragosse : cette seule référence géographique explicite retient d’emblée notre attention, et, ce, à deux titres. Le premier confirme que Sartre se tenait au courant de ce qui se passait en Espagne : on sait, grâce à la préface à Aden Arabie de Nizan, qu’il lisait à cette époque-là le quotidien communiste Ce soir, créé en mars 1937 avec les fonds du gouvernement républicain espagnol pour soutenir sa cause, et dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch. Saragosse était aux mains des rebelles, sous la coupe du général Mola, gouverneur de l’Espagne du Nord, et le leader phalangiste Jesus Moro y avait commis nombre d’exactions et d’assassinats notoires, dès les premiers jours de la prise de la ville. Le second, encore plus instructif, est à analyser en liaison avec la présentation du camp républicain, incarné par les trois hommes condamnés à mort. Qui sont-ils ? Tom Steinbock est un brigadiste, irlandais ; Juan Mirbal n’est pas militant, mais le frère d’un anarchiste ; Pablo Ibbieta, le narrateur, est anarchiste – et il ne faut pas omettre l’ombre de Ramon Gris – omniprésente –, chef anarchiste et ami de Pablo.
13Très clairement, c’est cette famille de gauche qui est la plus représentée dans « Le Mur ». Et rappelons que, dans L’Âge de raison, ce sera un anarchiste que croisera Brunet. Quelle peut être la cause de cette mise en avant du « mouvement anarchiste » [9][9]Ibid., p. 225. ? À cette époque, on le sait, Sartre et Beauvoir se disent totalement proches de cette famille-là. Certes, mais sa présence prédominante peut surtout s’expliquer par la volonté sartrienne de donner à voir ce qu’est selon lui l’Espagne politique. Depuis la fin du xixe, les anarcho-syndicalistes de la C.N.T. et sa branche politique, la Fédération Anarchiste Ibérique, sont extrêmement puissants : aucun autre pays ne verra un mouvement anarchiste aussi fort : à la veille de l’insurrection franquiste, la C.N.T. peut ainsi revendiquer plus d’un million d’adhérents. L’Espagne, semble nous dire Sartre, est sous influence anarchiste – le seul à ne pas s’en réclamer est d’ailleurs le personnage du brigadiste, que l’on peut considérer comme le communiste de la nouvelle, les Brigades Internationales étant inféodées au Komintern.


14Cette volonté de mettre en avant les anarchistes est néanmoins contrebalancée par l’absence de discussion politique entre Tom et Pablo, par l’absence des tensions qui auraient pu (dû ?) exister entre eux. Certes, Pablo ne supporte pas Tom : mais c’est à cause de leur confrontation commune avec la mort, qui les fait se « ressembl[er] » : « “[…] Je savais que nous n’avions rien de commun. Et maintenant nous nous ressemblions comme des frères jumeaux, simplement parce que nous allions crever ensemble” [10][10]Ibid., p. 223. ». Ce « rien en commun » tient-il simplement à une mésentente banale entre deux êtres, ou est-elle un moyen pour Sartre de sous-entendre les dissensions dans le camp républicain ? La nouvelle, écrite au printemps 37, pourrait livrer ici une de ses clés. Les tensions entre anarchistes et communistes ne cessent alors d’augmenter, et vont aboutir aux dramatiques « journées de mai », à Barcelone, opposant d’un côté le gouvernement républicain aux mains des communistes, de l’autre les membres de la C.N.T. et du P.O.U.M., le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, organisation marxiste non-stalinienne. Même si Sartre n’a pas encore l’information précise, il ne peut en revanche méconnaître les rivalités entre ces différentes organisations. Nombre de militants du P.O.U.M. seront exécutés par la police secrète stalinienne. La C.N.T., quant à elle, ne cessera de perdre du terrain. La mention de Saragosse peut aussi renvoyer au grand congrès anarchiste qui s’y déroula en mai 36, et plus globalement comme un rappel de cette terre aragonaise qu’anarchistes et poumistes disputeront aux franquistes jusqu’à leur dernier souffle. De surcroît, Pablo fait référence à Pi y Margall, homme politique catalan, la Catalogne étant la région où la C.N.T. était la plus forte et le seul endroit où le P.O.U.M. existait. Ajoutons, enfin, que Tom, par les yeux de Pablo, est présenté comme un guérillero vantard : « Il commença à m’expliquer qu’il en avait bousillé six depuis le début du mois d’août [11][11]Ibid., p. 217. […] » : on peut voir ici la critique d’un comportement mercenaire chez un brigadiste communiste, un comportement fort éloigné de toute ferveur idéologique purement révolutionnaire.

15« Le Mur » pourrait donc se lire comme un hommage aux anarchistes, à leur façon de penser et de lutter. On serait alors bien loin de ce que Beauvoir, oubliant ses anciennes sympathies, écrit dans La Force de l’âge avec le langage communiste orthodoxe de l’époque ...


•     © Anne Mathieu (Cairn infos) - Jean-Paul Sartre et l’Espagne - Du « Mur » à la préface au Procès de Burgos - Dans Roman 20-50 2007/1 (n° 43), pages 111 à 124


Lire aussi : dans le journal Le Monde, 
Publié le 01 novembre 1960, modifié le 01 novembre 1960 à 00h00

*Lire encore :
JOURNAL ARTICLE
SIMONE DE BEAUVOIR: REGARD SUR L'ESPAGNE
TERESA MYINTOO
Simone de Beauvoir Studies 
Vol. 14, Simone de Beauvoir: Witness to the Twentieth Century (1997), pp. 132-139 (8 pages) 
Published By: Brill 
 
 
Journal Information
Simone de Beauvoir Studies (SdBS) is a peer-reviewed, multidisciplinary journal dedicated to advancing scholarship on themes relevant to Simone de Beauvoir’s legacy, such as gender and sexuality, race and culture, feminism, existentialism, literature, and political activism. Founded in 1983, the journal emphasizes diverse social, cultural, and disciplinary approaches to its topics and promotes international and cross-cultural exchange. SdBS not only publishes articles that directly investigate Beauvoir’s oeuvre, but also those that do not treat her writings per se but nonetheless make a significant contribution to connected discourses. SdBS publishes creative, journalistic, autobiographical, and experimental writing in addition to research, scholarly articles, and book reviews. Articles are published in English and French.

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Simone de Beauvoir Studies © 1997 Brill 

 

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  • professeur de lettres, écrivain, j'ai publié plusieurs livres dans la région Languedoc-Roussillon, sur la Catalogne, Matisse, Machado, Walter Benjamin (éditions Balzac, Cap Béar, Presses littéraires, Presses du Languedoc...
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