Débat - Dossier
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L’immigration, ce sujet qui divise la gauche
Le drame d’Annecy, le 8 juin, a remis au centre des débats la question de l’immigration – un Syrien cherchant l’asile politique en France avait attaqué et blessé quatre jeunes au couteau. Aussitôt, la cheffe de file du Rassemblement national (RN), Marine Le Pen, a dit son souhait de « rétrécir le droit d’asile » et le président du parti Les Républicains (LR), Eric CIotti, de « rompre avec l’immobilisme » face au « chaos migratoire ».
La gauche, comme à son habitude et alors qu’elle est souvent accusée d’angélisme par ses adversaires, a mobilisé ses réflexes humanistes et antiracistes pour répondre à la problématique de l’immigration. Toutefois, elle n’est pas allée au-delà : les partis de gauche semblent craindre d’apparaître en décalage avec leur électorat alors que, ces dernières années, l’opinion publique dans son ensemble s’est crispée.
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Alors que le gouvernement prépare son projet de loi sur l’immigration, le sujet reste ultrasensible dans ses nuances au sein de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes). Les écologistes continuent de revendiquer une ligne « no border » (sans frontière), peu audible dans l’opinion. Du côté de La France insoumise (LFI), la position n’a cessé de fluctuer ces dernières années. En 2017, Jean-Luc Mélenchon s’était attiré de nombreuses critiques à gauche en évoquant le « travailleur détaché qui vole son pain aux travailleurs ». Le triple candidat à la présidentielle a depuis fait machine arrière, tout en réfutant l’expression« no border ». Dans son programme, L’Avenir en commun, LFI propose désormais de régler la question de l’immigration en s’attaquant d’abord à la politique internationale.
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Soucieux de se distinguer, Fabien Roussel avait fait scandale en parlant de « frontières passoires » lors du congrès du PCF en avril, une expression renvoyant à la rhétorique de la droite et de l’extrême droite. S’il la réfute désormais, le secrétaire général du parti défend l’idée qu’il faut toujours des « frontières » afin d’éviter, comme l’avait théorisé Karl Marx, que les immigrés ne constituent une « armée de réserve du capital », note le politologue Rémi Lefebvre.
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Enfin, la question de l’ « intégration » est tout aussi délicate, qui renvoie parfois à l’« assimilation », autre terminologie de la droite.
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Gérard Noiriel : « Dire que l’immigration est une chance pour la France n’est pas qu’un slogan de la “gauche morale”, mais une réalité historique »
L’embarras de la gauche pour articuler la question nationale et l’universalisme n’est pas neuf, rappelle l’historien, mais il y a, selon lui, un déficit récent de réflexion, lié à un basculement vers des questions identitaires.
Propos recueillis par Julie Carriat et Sandrine Cassini
Publié le 16 juin 2023 à 11h30
Historien spécialiste de l’Etat-nation, de l’immigration et de la classe ouvrière, Gérard Noiriel, directeur d’études de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), est notamment l’auteur de Vivre et lutter à Longwy (Maspero, 1980), du Creuset français. Histoire de l’immigration XlXe-XXe siècle (Seuil, 2016) et de Race et sciences sociales(Agone, 2021), avec le sociologue Stéphane Beaud.
Quand il s’agit d’immigration, la gauche semble circonspecte, gênée pour bâtir un discours qui ne soit pas qu’une réaction à ceux de la droite et de l’extrême droite. Pourquoi ?
Il n’y a rien de nouveau là-dedans. A la fin du XIXe siècle, la République intègre les classes populaires au sein de l’Etat-nation. La question se pose pour la gauche dès ce moment. Les marxistes sont gênés parce qu’à côté de leur universalisme de classe, (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous »), ils doivent aussi défendre les intérêts des ouvriers français. La ligne de conduite qui tend à s’imposer alors consiste à défendre les intérêts des travailleurs français, d’un côté, et de lutter contre les discriminations dont sont victimes les étrangers, de l’autre, en pointant la responsabilité des patrons dans l’opposition entre Français et étrangers.
Parler d’immigration est-il devenu honteux à gauche ?
Il ne s’agit pas de « honte », mais d’embarras car l’immigration est un sujet qui fait partie du discours sur la nation. Or, depuis la fin du XIXe siècle, c’est un sujet de prédilection pour la droite. Dans son dernier article paru dans L’Humanité, en 1914, quelques jours avant son assassinat, Jaurès écrit : « Il n’y a pas de plus grand problème que l’immigration. »Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, de nombreuses rixes entre ouvriers français et étrangers avaient éclaté. Les syndicats reprochaient aux patrons d’utiliser les étrangers pour casser les grèves, baisser les salaires. Jaurès déplore cette concurrence, mais il est conscient aussi que la France ne pourra pas rester une grande puissance économique sans recourir massivement à l’immigration.
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La France a eu l’un des taux d’immigration les plus forts du monde à la fin des années 1920. Dire que l’immigration est une chance pour la France n’est donc pas qu’un slogan de la « gauche morale », comme on peut le lire parfois. C’est une réalité historique. D’ailleurs, le vieillissement de notre population et la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs prouvent que la France aura encore recours à l’immigration dans les années qui viennent.
A l’inverse, certains, comme le secrétaire national du Parti communiste (PCF), Fabien Roussel, prônent un besoin de protection des travailleurs français, y compris contre une concurrence immigrée…
Ce type de propos s’inscrit dans le prolongement des contradictions de la gauche face à l’immigration. Dans les années 1920, la politique du PCF était inspirée par les thèses de Lénine. Celui-ci considérait que les travailleurs coloniaux et les immigrés étaient le cœur du prolétariat qu’il fallait mobiliser pour faire la révolution. Mais, en 1936, quand le PCF est devenu un allié de la gauche au pouvoir, son discours sur l’immigration s’est infléchi. On trouve même des articles de l’époque dans L’Humanité reprenant le slogan : « La France aux Français. » Le rôle des militants communistes dans la Résistance va accentuer cette logique nationale. Georges Marchais [secrétaire général du PCF de 1972 à 1994] la prolongera avec le discours « Produisons français ». Slogan repris aujourd’hui par Emmanuel Macron.
Les discours de la droite et de l’extrême droite ont gagné du terrain…
Oui, surtout depuis les années 1980. Les représentations négatives de l’immigration se sont diffusées dans l’opinion pour différentes raisons. Il faut bien sûr évoquer la crise économique et sociale car c’est toujours un facteur qui favorise les discours xénophobes. Mais il ne faut pas oublier que les luttes pour l’hégémonie politique passent aussi par le langage. Le mot « immigré » s’est imposé dans le discours commun et dans les catégories statistiques, alors qu’auparavant on comptabilisait des travailleurs « étrangers ». On est passé ainsi d’un discours privilégiant la nationalité juridique des personnes à un discours qui fait une place à l’origine de ces personnes (puisque la catégorie d’« immigré » englobe des Français d’origine étrangère). Ce nouveau langage a conforté les discours sur le « grand remplacement », alors que la France n’est plus un grand pays d’immigration.
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Par ailleurs, la « fait diversion » de la politique crée une ambiance anxiogène, donnant le sentiment que l’on vit dans une société de plus en plus violente, ce qui est contredit par toutes les études statistiques sérieuses. Cela a été exploité, sur le plan politique, par la droite et l’extrême droite traditionnellement plus habiles que la gauche pour mobiliser les émotions plutôt que la raison.
Comment alors construire un discours de gauche audible ?
Le discours de gauche est devenu hégémonique quand les forces qui la composent se sont rassemblées pour relier sa composante sociale et sa composante humaniste. Ce fut déjà le cas en 1902, au lendemain de l’affaire Dreyfus, avec la victoire du « bloc des gauches ». Puis avec le Front populaire de 1936 et, enfin, en 1981. François Mitterrand a gagné la présidentielle notamment parce qu’il a soutenu la lutte des associations pour la régularisation des sans-papiers. Puis est arrivé le temps des déceptions car la gauche n’a pas réussi à réduire le chômage, et la désindustrialisation du pays s’est poursuivie.
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Dans le même temps, ceux qui s’efforçaient de maintenir les valeurs humanistes de la gauche se sont focalisés sur l’antiracisme. D’où un net affaiblissement, y compris chez les intellectuels de gauche, de la réflexion sur la question nationale, souvent confondue avec la question raciale. Cela s’est traduit, notamment, par un désintérêt croissant pour le droit d’asile qui fut pourtant un idéal que la gauche a souvent défendu avec succès dans le passé, en mobilisant aussi les émotions des Français.
L’antiracisme a freiné la réflexion des gauches sur l’immigration ?
A partir des années 1980, la droite a imposé son hégémonie en plaçant au centre du discours politique les questions identitaires au détriment du discours social, traditionnellement plus favorable à la gauche. C’est sur ce terrain identitaire que se sont repliés une partie des porte-parole se réclamant de la gauche. La réflexion sur l’articulation entre les discriminations fondées sur la religion ou la couleur de peau et celles qui reposent sur la nationalité des personnes a été marginalisée.
Sur le plan intellectuel, il s’agit là d’une régression par rapport à toute l’œuvre du sociologue franco-algérien Abdelmalek Sayad. Elle contribue à occulter le fait que parmi les principales discriminations qui existent dans le monde, il y a celles qui sont construites sur le critère de la nationalité. Malheureusement, la réflexion collective sur ces sujets est devenue très difficile.
1902, 1936, 1981. Vous ne mentionnez pas 2012 ? Et 2027 ?
En 2012, la gauche a effectivement gagné les élections, mais le gouvernement de François Hollande s’est aligné sur la droite en matière d’immigration. Le paroxysme de cette droitisation a été atteint quand Manuel Valls est devenu premier ministre, avec le projet d’extension de la déchéance de nationalité à tous les binationaux. Quant à 2027, l’élection est encore loin, cela laisse le temps aux forces de gauche d’entreprendre sérieusement une réflexion pour aboutir à des propositions susceptibles d’être soutenues par la majorité des électeurs, sans renier leurs anciennes valeurs humanistes.