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6 avril 2024 6 06 /04 /avril /2024 11:46
Walter BENJAMIN : quelques lettres 1938/40 - Harendt, Adorno Gretel, Sholem, H. Gurland...

 

 

16   Hannah Arendt à Walter Benjamin  [HERN] L’original en français

Paris, 22 octobre 1939

 

Cher Benji,

J’ai honte de ne vous écrire qu’aujourd’hui. Il y avait  toujours trop de difficultés.

Je voulais surtout voir ta sœur avant, ce qui était assez difficile. Elle ne va pas trop bien et moi, je suis toujours très occupée – ce qui est ridicule d’ailleurs. Autre raison la première nouvelle de vous me parvenait de Madame Gainsbourg qui venait me voir avec son ami – pardon, mais elle est franchement insupportable et assez désagréable. Et maintenant il ne me reste qu’à vous prier de ne pas penser : qui s’excuse s’accuse.

Pour commencer par des choses pratiques. Avez-vous une possibilité de faire intervenir pour vous Valéry – avec un beau certificat de loyauté et une requête adressée au Ministère de l’Intérieur ?  Ça a quelques chances, d’après moi, d’aboutir. Je ne vous donnerais pas de conseils, si je voyais une possibilité d’agir moi-même. […]

 

J’espère que vous n’avez pas toujours le cafard. Et que vous n’oubliez pas tout à fait les amis – des deux sexes. Écrivez-moi ce que l’on peut vous envoyer et ce dont vous avez le plus besoin.

Gunter me demande s’il peut faire quelques choses pour vous. Tout à fait dans le vague. Je n’ose pas lui répondre par l’affirmative de peur de compromettre les autres possibilités que vous avez. Il est à Hollywood – vous vous rappelez?

J’attends une réponse, cher ami. Je sais que cette lettre vient très tard – ne m’en voulez pas!

Toujours à vous – et à votre disposition,

Hannah   

 

17   Gisèle Freund à Walter Benjamin [RGI]  L’original en français ?

Paris, 26 octobre 1939

 

Cher ami,

depuis une semaine je suis rentrée, mais depuis mon arrivée je me suis couchée avec une sinusite, c’est pour cette raison que je ne vous écris qu’aujourd’hui. Je vous ai écrit de Londres mon adresse mais probablement vous n’avez pas reçu cette lettre. Vous pouvez vous imaginer comme le fait de savoir où vous êtes m’attriste. J’espère que vous allez sortir bientôt. Avez-vous fait le nécessaire? Avez-vous demandé des lettres à Cassou, Adrienne et tous ceux qui pourront avoir une valeur? Ces lettres doivent être légalisées par le commissariat de police de la personne même qui l’a écrit. Je suis très contente d’entendre que le texte de Baudelaire a paru.

 

Mon cher ami, Adrienne est tellement occupée dans sa librairie toute seule pour le moment que cette lettre est aussi écrite dans son nom. Elle et moi, nous pensons avec toute notre amitié à vous. Le paquet avec les livres doit partir incessamment. La vie en Angleterre en temps de guerre est bien différente de la vie en France. Londres est devenue une vraie forteresse et à partir de la nuit on ne voit absolument rien, il n’y a plus aucune lumière et le mois dernier il y avait comme l’ont écrit les journaux anglais plus de 1 000 accidents mortels à cause de cela.


J’ai eu une commande très importante de faire les portraits en couleurs de toutes les personnalités du gouvernement anglais, mais la malchance m’a poursuivie et juste vingt-quatre heures après mon retard on m’a consenti des rendez-vous. Trop tard.

 

 Le voyage de retour était pénible. De 7 heures du matin jusqu’à 23 heures la nuit. En Angleterre, les réfugiés ne sont pas du tout dans des camps — sauf les nazis. Tous les autres, environ 50 000, et la plupart des Allemands et Autrichiens, ou plutôt uniquement ceux qui ont dû se présenter devant un tribunal, qui a jugé tous ceux qui ont pu prouver qu’ils sont des victimes d’hitlérisme, continuent à jouir de toute leur liberté, comme c'est par exemple le cas de mon frère et de mes parents. Mais les affaires là-bas sont aussi catastrophiques et mon frère par exemple se trouve dans une situation très précaire, puisque les affaires ne marchent plus. La vie a augmenté aussi beaucoup et en comparaison avec les marchés en France; ceux d’Angleterre sont pauvres. J’ai l’impression pour les Anglais que cette guerre est une affaire très calculée. Très business. N’empêche qu’il y a aussi énormément de chômeurs mais qui seront bientôt absorbés par les usines de guerre. On peut dire que quand les Anglais font une chose — une fois qu’ils ont résolu de la faire —, ils la font à fond, donc l’organisation est impeccable jusqu’aux chiens qui ont leur masque à gaz, et même aux prisonniers de guerre qui en ont.
Je n’ai pas lu beaucoup de chose. On a dévoré les journaux et on a entendu tout le temps la TSF. [..]

Je vous souhaite avant tout une bonne santé, restez courageux — et croyez à ma grande et chaude amitié pour vous.
Gisèle

 

18   Gisèle Freund à Walter Benjamin  [RGI]  L’original en français ?
Paris, 20 novembre 1939

 

Cher ami,

Je viens de recevoir votre dernière lettre. J’espère que vous avez reçu entre-temps ma carte postale vous annonçant la bonne nouvelle de votre libération. Elle a été décidée jeudi dernier, et elle est définitive, donc il ne peut s’agir que de quelques jours pour vous, d’être libre. En principe, après ce qu’on m’a dit ici en haut heu, vous devriez être à Paris mercredi prochain, et cette lettre ne devrait plus vous trouver à Nevers.


Dans le cas, où, malgré toute éventualité, cette lettre vous arrive encore au camp, je vous prie de me le faire savoir immédiatement, pour que notre ami M. Hoppenot, Directeur aux affaires d’Europe aux Affaires étrangères, puisse entreprendre des démarches efficaces.
En tout cas, ne vous laissez pas décourager. Votre libération est chose faite. Je vous prie de me croire, nous avons les preuves. […]

Mon cher ami, n’ayez pas de soucis pour votre avenir. Tout s’arrangera. Les rumeurs que les démarches seront interdites auprès de la commission qui s’occupe de réfugiés aux camps sont sans fondement, je vous assure. J’ai entendu que d’après un nouveau décret, paru il y a à peine quelques semaines, tous les gens entre 18 et 40 ans peuvent s’engager comme volontaires et pour la durée de la guerre. Les hommes auront des allocations comme les Français.

Ce n’est pas non plus dit que cette formation sera envoyée en Afrique. Je crois que les autorités ne le savent pas encore elles-mêmes. En tout cas, il paraît qu’on met ces volontaires d’abord dans des garnisons pour quelques mois pour leurs apprendre le service militaire. En tout cas, tout cela ne vous concerne pas personnellement du fait que vous avez dépassé l’âge d’inscription. Tout ce que je peux dire c’est que notre ami Kracauer, libéré le jeudi avant vous est rentré à Paris le mardi suivant donc je ne vois pas pourquoi vous ne reviendriez pas aussi cette semaine.


En tout cas, du courage, tout va bien, malgré tout. Pensez que nos soldats sont dans des circonstances bien désagréables. Mon mari m’écrit du front qu’il est couvert de boue toute la journée et qu’ils dorment sur la paille dans leurs vêtements, etc. Notre Saillet doit faire des tranchées dans une boue inimaginable et bien devant les lignes, le pauvre garçon. C’est la guerre.
Je suis en train de vous faire un joli gâteau aux pommes pour fêter votre retour, et je vous embrasse affectueusement

Gisèle  […].

 

19   Walter Benjamin à Max Horkheimer [P & R]

Paris, le 30 novembre 1939

Cher Monsieur Horkheimer,

Enfin, je puis donc vous donner un signe de vie. Je ne sais ce que nous aurons encore a traverser, et si des choses à venir ne vont pas faire pâlir en moi le souvenir des semaines passées. N’empêche que, pour l'instant, je suis heureux de les voir révolues. Vous imaginez facilement que ce qu'il y avait en elles de plus pénible, c’était le désarroi moral dans lequel on se voyait plonger sinon soi-même, au moins les voisins et les camarades. Si moi-même, j'ai pu, dans la plupart des cas, échapper à un tel désarroi, c'est en premier lieu à vous que j'en suis redevable, et je ne parle non seulement de votre sollicitude pour ma personne, mais de votre solidarité envers mon travail. L'appui que m'a donne la façon dont vous avez accueilli le "Baudelaire", m'a été hors prix. Vous devez l'avoir compris par une lettre à Madame Adorno et aussi par mon télégramme récent qui a été retardé par des formalités.

Quant à ma libération, il n’était pas facile du tout à y arriver. S'il n'est pas rare de quitter le camp pour cause de maladie ou autre, il n'est pas fréquent de pouvoir le quitter par la grande porte, à savoir par une décision de la commission interministérielle. C'est là mon cas et cela équivaut à une reconnaissance de loyalisme absolu de la part de l'administration française. Si j'avais fini par sortir du camp d'une façon ou d'une autre, j'en suis toutefois redevable à Adrienne Monnier de l'avoir quitté parmi les tout premiers dont ce comité ait examiné le dossier. Elle a été inlassable et d'une détermination absolue. Suivant un ordre de Jules Romains, le Pen-Club s'est également employé pour moi; Madame Favez m'a informé de démarches auprès du Congrès Juif  Mondial. Tout cela a été pour moi d'un grand réconfort, mais tout cela aurait mis bien longtemps à aboutir.

 

{Le secrétaire du Pen Club m'en a fait l'aveu lui-même lorsque je suis venu le trouver, un de ces jours.) C'est encore par Madame Favez que je viens d'apprendre vos démarches auprès de M. Scelle et M. [Maurice] Halbwachs. Je vous en remercie de tout cœur, bien que tardivement.

 

Un dossier ou j'avais rassemblé un petit nombre de témoignages choisis sur ma personne et mes travaux, ne m'a peut-être pas desservi. La lettre que vous m'avez adressée au camp y occupait une place décisive. J’espère que vous n'allez pas me trouver trop niais si je vous confesse que tout en sachant l'intention qui a dicté la tournure de votre message, il m'a fait un bien tout à fait intime. Il  a été la petite branche autour de laquelle se sont cristallises mes espoirs.

 J'ai souffert de ne pas avoir pu vous en remercier sur le champ. Mais on n'avait pas le droit d’expédier plus de deux lettres par semaine; et celles-là devaient être affectées aux nécessités les plus rudimentaires. Car il m'a fallu quelques semaines pour rassembler ce dont j'avais besoin pour ne pas être trop affecté par les intempéries.

 

Quant à l’épreuve des nerfs, je ne vous en parle pas. Car vous imaginez sans peine ce qu'un vacarme continuel et l’impossibilité de se séparer des autres, ne serait-ce que pour une heure, devaient a la longue signifier pour moi. Je me sens donc, à présent, une fatigue extraordinaire, et je suis exténue au point de devoir fréquemment m’arrêter en pleine rue, du fait de ne pouvoir pas poursuivre mon chemin. Il s'agit la, certainement, d'un épuisement nerveux qui va passer - pourvu que le temps à venir ne nous resserve rien de trop terrible. Il n'y a pas mal de gens qui reviennent à Paris actuellement; je ne pourrais, quant a moi, guerre m'en absenter puisqu'on a beaucoup de difficultés à se procurer le sauf-conduit, de rigueur pour un étranger.

 

La Bibliothèque nationale a été rouverte, et je compte reprendre mes travaux après m’être quelque peu remis et avoir ramené de l'ordre dans mes papiers. Je viens d'avoir par Genève la mise en page du "Baudelaire" ; vu les difficultés de tout ordre par lesquelles on vient de passer, les erreurs d'impression sont minimes. […] Veuillez trouver ici l'expression de mes sentiments de fidélité et de gratitude.

Walter Benjamin

 

20   Walter Benjamin à Gretel Adorno [GALL1]  L’original en français

Paris, 14 décembre 1939

 

Ma chère Felizitas,

Voilà que tu m’écris en anglais et je lis tes lettres sans difficulté aucune. Il m'arrive même de les déchiffrer plus facilement que si elles étaient écrites en allemand. Je suis actuellement en quête d'un professeur pour apprendre l'anglais. J'en ai même fait la tentative au camp; mais il m'a vite fallu résigner. Ainsi, je n'ai rien pu faire là-bas. L'unique texte que j'y ai écrit, je te l'ai envoyé sans tarder; c'était le récit d'un rêve qui m’avait comblé de bonheur. Ce serait bien dommage si la lettre ne t'était pas parvenue ; mais je le suppose presque, parce que tu n'y fais pas allusion.

 

Il m'arrive encore fréquemment d'être là-bas avec ma pensée. On ne sait pas comment les choses vont tourner pour ceux qui y sont encore; puis qu’aussi bien il n'y a pas de certitude même pour ceux qui se trouvent être libérés. Bruck que j'avais espéré de revoir ici n'est pas sorti encore et je ne suis pas sûr que ce sera pour bientôt.

Il y a quinze jours j'ai reçu ta lettre du 7 novembre. Elle m'a été douce à lire et je t'aurais écrit plus tôt si je ne me sentais pas une faiblesse extrême. J'ai dû, dans les premiers jours de ma rentrée, consacrer tout mon temps (et le peu de forces) aux démarches indispensables et aux soins qu'il me fallait apporter aux épreuves du Baudelaire.

 

Le résumé français a été, en effet, très insuffisant, au moins au point de vue langue, et j'ai été content d'avoir pu le refaire). A tout prendre, le prochain cahier me paraît d'une présentation achevée. Il est excellent qu'en un moment où l'activité spirituelle de l’émigration allemande paraît atteindre son point le plus bas (tant du fait des contingences de la vie quotidienne que du fait de la situation politique) les cahiers de l'Institut peuvent se tenir si brillamment. J'ai confié a une lettre pour Max tout le bien que je pense de son essai extraordinaire. Cet essai dispose, du reste, d'une vigueur de style magnifique. […]

 

Max va te faire voir la copie d'une lettre du National Refugee Service qui soulève un problème sérieux. Je doute que la chance qui s'offre, pour moi, dans cette lettre pourrait facilement m'échoir deux fois. Vous allez donc y réfléchir attentivement. (Je vous le demanderais si j'en n'étais pas assuré sans cela.) La question est extrêmement complexe et il ne me paraît pas possible de l'aborder sans vous.

 

Il y avait alerte, juste la première nuit après que je fus rentré chez moi. Depuis, il n'y en a pas eu. N’empêche que le train de vie a profondément changé. Dès quatre heures de l’après-midi la ville est plongée dans l’obscurité. Les gens ne sortent pas le soir et la solitude vous guette. Le travail serait donc, pour moi, actuellement l'abri véritable et je compte le reprendre un de ces jours, malgré tout.

Je t'embrasse amicalement et te charge de bien des souvenirs pour Teddie. Et mille excuses pour le papier; l'envie de t’écrire m'est venue lorsque je n'avais rien d'autre sous la main.

Detlef

 

 

1940

 

21   Walter Benjamin à Gretel Adorno [GALL1]  L’original en français

Paris, 17 janvier 1940

Ma petite Felizitas,

Je me propose de vous écrire une longue lettre, bien que je n'aie reçu que de minuscules billets de ta part - et de Teddie pas de lettre du tout depuis six mois. Votre dernier signe de vie est un mot date du 21 novembre (mais partie plus tard, certainement, puisque vous y faites allusion à ma rentrée qui est seulement du 23). J'apprends que ta santé n'est toujours pas satisfaisante. Et j’espère que le traitement que le docteur Brenheim t’a appliqué aura porté des fruits, entre-temps. Quant à ma santé à moi, j'en ai pas à dire beaucoup de bien non plus. Depuis qu'un froid intense s'est installé chez nous je ressens des difficultés extraordinaires pour la marche en plein air. Je suis obligé de m’arrêter toutes les trois ou quatre minutes, en pleine rue. Naturellement j'ai été voir le médecin qui a constaté une myocardite, qui paraît s’être beaucoup accrue dans ces derniers temps.[…]

 

Le temps, mon état de santé, et l’état général des choses - tout s'accorde pour m'imposer la vie la plus casanière. Mon appartement est chauffé, pas assez, pourtant, pour me permettre d’écrire s'il fait froid. Ainsi je reste couché la moitié du temps, comme en ce moment même. Il est vrai que les semaines passées les occasions ne m'ont pas manqué d'aller en ville malgré tout. Car toutes les petites à-côtés de la vie civile demandaient à être refaits: il fallait faire débloquer mon compte en banque, solliciter de nouveau l’accès à la Bibliothèque Nationale, et ainsi de suite. Tout cela demandait bien plus de démarches que tu ne voudrais le croire. Mais enfin, ça y est. Il me faut dire que le jour où la première fois je repassai à la bibliothèque ce fut une sorte de petite fête dans la maison. Surtout dans le service de la photo où après avoir photocopié, il y a bien des années, une partie de mes fiches, ils se sont vu apporter, pour en faire des copies, pas mal de mes papiers personnels, au cours des derniers mois. […]

La lettre que Max m'a écrit à la date du 21 décembre a croisé en chemin celle que je lui ai adressée sous le 15 décembre. Je me suis, entre temps, rendu au consulat d’Amérique où on m'a communiqué le questionnaire d'usage. Il contient comme point 14 la question : "Étés-vous le ministre d'un culte quelconque ou le professeur d'un collège, séminaire, académie ou université?" Cette question a, si je ne me trompe, une portée décisive pour moi, puisque, d'une part, une réponse affirmative vous donnerait le droit de passer en dehors du quota (non-quota visum), puisque, d'autre part, on m'assure, au consulat-même, que l'attente dans l'ordre du quota ne durerait pas moins de 5 ou 6 ans! Il importerait donc absolument de me référer aux cours que j'ai professés dans le cadre de l'Institut à Francfort. Comme je n'ai pas voulu en faire état sans l'assentiment de l'Institut je n'ai pas encore rempli mon questionnaire. Je devrai donc suspendre mes démarches jusqu’à ce que je sois fixé de votre côté. (Les services du consulat sont transférés à Bordeaux. C'est de là-bas qu'on me communiquerait, le cas échéant, mon numéro; mais seulement après la remise du questionnaire.) [..]

Comme la poste à présent est rudement chère, Max va m'excuser de t'avoir confié certains renseignements qui le regardent peut-être plus encore que toi. Et toi de ta part tu m'excuseras également. Tu ne te tiendras pas quitte, la prochaine fois, je l’espère, avec une de tes petites fiches bleues, si ravissantes qu'elles soient. Je compte beaucoup sur une lettre de quelques pages de ta part comme de Teddie. (J'aimerais bien avoir des nouvelles sur ses travaux.)

Je t'embrasse bien amicalement

Dein alter Detlef

PS Mes leçons anglaises vont commencer la semaine prochaine.

 

 

22   Walter Benjamin à Theodor W. Adorno [P&R]

Lourdes, 2 août 1940

 

Mon cher Teddy,

Votre lettre du 15 juillet m'a rempli d'une très grande joie pour plusieurs raisons. Il y avait d'abord votre amical souvenir de mon anniversaire; puis la compréhension qui ressort de vos ligne. Non il ne m'est réellement pas facile de rédiger une lettre. Je parlais à Felizitas de la totale incertitude où je me trouve au sujet de mes écrits. Il y a un peu moins à craindre, relativement, pour les papiers sur les Passages que pour les autres. Mais la situation est telle, vous le savez, que je ne suis pas en meilleure posture que mes papiers. D'un jour à l'autre, les mesures qui me sont tombées dessus en septembre peuvent se répéter, mais désormais sous de tout autres auspices. Au cours des derniers mois, j'ai vu en nombre de gens non pas abandonner l'existence bourgeoise mais tomber à pic d'un jour à l'autre ; si bien que toute assurance me donne, à côté du soutien extérieur, problématique, un soutien intérieur moins problématique. [….]

La complète incertitude quant à ce que le prochain jour, la prochaine heure va apporter domine mon existence depuis bien des semaines. Je suis condamné à lire chaque journal (Ils ne paraissent plus ici que sur une feuille) tel un arrêt dont je serais le destinataire et à entendre dans chaque émission de radio la voix du messager de malheur.

Mes efforts pour rejoindre Marseille afin d'y plaider ma cause auprès du consulat ont été vains. Pour un étranger, il n'y plus moyen depuis longtemps d'obtenir l'autorisation de changer de lieu. Je reste donc dépendant de ce que vous pouvez réaliser dehors. Ce qui m'a particulièrement donné à espérer est que vous me laissez entrevoir des nouvelles du consulat à Marseille. Une lettre de ce consulat me vaudrait probablement la permission de me rendre à Marseille. (Effectivement, je ne puis me résoudre à entrer en relation avec les consulats en zone occupée. Une lettre que j'avais adressée, encore avant l'occupation, d'ici à Bordeaux a reçu cette réponse aimable mais sans effet : les pièces concernée étaient à Paris)

 

J'apprends que vous êtes en pourparlers avec La Havane et que vous avez engagé des démarches auprès de Saint-Domingue. J'ai la ferme conviction que vous tentez ce qui peut être entrepris ou, comme le dit Felizitas, « plus que le possible ». Ma crainte est que le temps dont nous disposons pourrait bien être beaucoup plus restreint que nous ne le supposions. Et bien que je n'aie pas pensé, il y a deux semaines, à une telle possibilité, de nouvelles informations m'ont déterminé à prier Mme Favez de me faire accorder, par l'intervention de Carl Burkhardt, à supposer que ce soit possible en quelque manière, un séjour temporaire en Suisse. Je sais que bien des choses parlent d'emblée contre cette issue : mais un argument fort plaide en sa faveur : le temps. Si seulement cette issue pouvait devenir réalité ! Je me suis adressé par lettre à Burkhardt.

 

J'espère que je vous ai jusque à présent donné l'impression de conserver mon calme même dans des instants difficiles. Ne croyez pas qu'il y ait eu de changement. Mais je ne peux pas dissimuler le caractère périlleux de la situation. Je crains qu'il ne faille un jour compter ceux qui ont pu en échapper. […...]

Recevez toute l'affection de votre Walter Benjamin 

PS Pardonnez la signature péniblement complète; on l'exige.

 

 

23   Walter Benjamin à Hannah Arendt [P&R]  L’original en français

Lourdes, 9 août 1940

Chère amie,

Merci de tout cœur  d’avoir immédiatement pensé à moi au sujet de la rumeur dont me parle votre lettre. Depuis j’ai été averti dans le même sens de différents côtés. Mais vous avez été la première.

Tout ce que je sais à l’heure qu’il est c’est qu’à New York on est d’avis qu’un tel visa aurait été déposé pour moi au Consulat à Marseille. Vous pensez que j’aurais voulu m’y rendre immédiatement. Mais il paraît impossible d’obtenir le sauf-conduit sans confirmation de Marseille. Il y a plusieurs jours que j’ai adressé un télégramme (avec RP) là-bas pour obtenir la confirmation en question. Aucune réponse ne m’est encore parvenue. Donc l’incertitude continue et cela d’autant plus que j’ignore si ma tentative d’immigration ne pourrait mettre en échec cette tentative de «visite».

Un temps très lourd favorise mes dispositions de tenir en veilleuse la vie du corps aussi bien celle de l’esprit. . Je m’emmitouffle de lecture : j’ai lu le dernier volume des «Thibauls» et «Le Rouge et le Noir» […]. La vive angoisse que me donne l’idée du sort de mes manuscrits se fait doublement poignante.

Assez peu de contact avec les amis: peu de nouvelles. J’aimerais savoir si Alfred est relâché et de même où est-ce que je trouve le docteur FF.

Bien des hommages à Monsieur et pour vous mes respects les plus gentils,

Benjamin

 

24  Walter Benjamin à Hilde Schröder  [P & R]
Marseille, 22 août 1940

 

Chère amie,

je vous remercie bien des lignes que vous m’avez adressées de votre nouveau domicile. Moi aussi j’ai changé de lieu de séjour depuis. Je me trouve à Marseille où je viens de recevoir mon visa pour l’Amérique.


Vous savez probablement qu’il est impossible, pour nous, d’obtenir le visa de sortie. Cela crée une situation qui m’empêche pour le moment d’arrêter des dispositions fixes. Pour l’instant je resterai à Marseille. Écrivez-moi poste restante, si vous voulez bien.


Il y a ici, comme vous le savez certainement, beaucoup de monde, beaucoup d’inquiétudes aussi. Me trouvant à peu près dans les mêmes dispositions que celles qui se reflètent dans votre dernière lettre, je suis mal fait pour vous remonter le moral. Tâchez de garder courage quand même.


De nouvelles que j’ai eues de Paris me font tout craindre pour ma bibliothèque et le reste.
Amicalement à vous,

Benjamin

 

25   Walter Benjamin à Henny Gurland et Theodor W.Adorno [P & R] L’Original en français. Portbou, 25 septembre 1940


Dans une situation sans issue, je n’ai d’autre choix que d’en finir. C’est dans un petit village dans les Pyrénées où personne ne me connaît que ma vie va s’achever. Je vous prie de transmettre mes pensées à mon ami Adorno et de lui expliquer la situation où je me suis vu placé. Il ne me reste pas assez de temps pour écrire toutes ces lettres que j’eusse voulu écrire.

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  • professeur de lettres, écrivain, j'ai publié plusieurs livres dans la région Languedoc-Roussillon, sur la Catalogne, Matisse, Machado, Walter Benjamin (éditions Balzac, Cap Béar, Presses littéraires, Presses du Languedoc...
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