* à l'occasion de l'exposition au musée Rigaud de Perpignan :
le rôle de l'écrivain, poète, voyageur Victor Segalen
Administrateur de la succession de Gauguin, Monfreid devient le garant de sa mémoire, organisant des rétrospectives et ventes avec Gustave Fayet. Une autre rencontre est déterminante dans cette vaste tâche : celle du médecin de marine et poète Victor Segalen en 1904. Ce dernier avait pour quelques sous, acquis une partie des œuvres et objets de Gauguin dispersés à la criée et, offrira ainsi à George Daniel de Monfreid la dernière palette du peintre ! Cette passion pour l’artiste ne devait jamais fléchir puisqu’en 1924, il fait publier Noa Noa, Voyage de Tahiti, recueil illustré par des gravures sur bois de Monfreid librement interprétées d’après Gauguin.
Le nom de George-Daniel de Monfreid reste attaché à la mémoire de Paul Gauguin, dont il était l'ami et le confident.
Voici ce qu'en dit le biographe Henri Perruchot*1 : Daniel de Monfreid, qui tiendra jusqu'à la mort de Gauguin une place tellement importante dans sa vie, a rencontré pour la première fois Gauguin à son retour de la Martinique, chez Schuffenecker. Il a exposé avec lui, en 1889, au café Volponi. Ses tendances artistiques ont beau s'écarter sensiblement de celles de Gauguin, il n'en éprouve pas moins une admiration des plus vives pour ce créateur de génie que l'on méconnaît. Certains goûts que les deux peintres ont en commun facilitent encore leurs rapports. On chercherait en vain chez Monfreid ce demi-bourgeois que dissimule mal l'artiste chez Schuffenecker. Monfreid a, comme Gauguin, l'amour de la nature. La mer exerce sur lui l'attrait qu'elle exerce sur Gauguin. Ce n'est pas sans raison que dans les milieux artistiques de Paris on l'appelle le capitaine. Il peint l'hiver ; l'été, il cabote le long des côtes, de Saint-Malo à Port-Cendres, sur une goélette de 36 tonneaux, la Marie-Madeleine, avec laquelle il pousse parfois jusqu'en Algérie.
Après la mort de Gauguin aux Marquises, George-Daniel entretiendra sa mémoire. La correspondance qu'ils ont entretenu a été largement éditée et rééditée. Il m'a parut intéressant d'ajouter un texte écrit en 1903, quelques mois après la mort de l'artiste, et qui est paru dans la revue “ l'Ermitage, revue mensuelle de littérature ” (Paris, déc. 1903*2) :
A propos de la mort de Paul Gauguin, son ami le peintre G. Daniel de Montfreid écrivit à notre collaborateur Auguste Achaume qui lui demandait des détails sur la vie du grand artiste. Nous avons cru qu'il était intéressant de publier cette lettre qui révèle le vrai caractère et la figure vivante de Paul Gauguin, et nous remercions notre collaborateur de nous l'avoir communiquée.
Que voulez-vous, mon cher ami, que je vous dise sur Gauguin ? A peine sa mort est-elle connue, qu'il est la proie des écrivains plus ou moins critiques d'art. Il me faudrait réfuter toutes les sottises dictées par la malveillance, la rancune, ou la complicité de ceux qui veulent plaire aux pontifes officiels. Et l'on sait combien Gauguin avait d'ennemis, suscités par sa haine des médiocres, par l'âpreté de son esprit combatif ? ou bien il faudrait répéter ce que d'autres ont dit excellemment, comme M. Ch. Morice, dans le « Mercure de France », en un style dont je ne suis point capable.
Néanmoins, je vais vous en parler, si vous le voulez, selon mes souvenirs. Ils rectifieront peut-être ce que présentent d'enfantin ou de grotesque les écrits de gens ayant connu que par ouï-dire cette grande figure qui, au milieu de nos insipides fantoches, de nos pâles arrivistes, prend une couleur et un relief saisissants. L'homme, sa vie, son oeuvre, sont au-dessus de toute banalité. C'est pourquoi peu le comprennent, peu surtout l'apprécièrent sainement.
De ses débuts artistiques je ne sais, par moi-même, pas grand'chose : je n'ai connu Gauguin qu'à son retour de la Martinique, lorsqu'il habitait chez son ami Schuffenecker, un de mes camarades de l'atelier Colarossi. Il s'essayait alors, sous les conseils techniques du céramiste Chaplet, à des modelages qu'il exécutait en grès grand feu, et qui resteront peut-être ses oeuvres les plus remarquables.
Gauguin me conta, en vagues aperçus, quels avaient été, précédemment, ses divers avatars. Ne pouvant continuer, par suite de revers, ses études au lycée d'Orléans, pour entrer à l'Ecole navale, il s'était engagé dans la marine. Plus tard, il fut employé de change, et vivait, riche, dans le monde de la finance ; mais ayant des relations avec les artistes les plus avancés et les plus indépendants : Manet, Degas, Pissarro, et tout le clan que le public désignait sous l'appellation d'impressionnistes. Il commença par se livrer à la peinture à temps perdu, le dimanche. Puis un jour, il eut conscience de sa force au point de tout abandonner pour l'art. Sa femme, qui prévoyait la misère à laquelle est fatalement voué un artiste sans fortune personnelle, le laissa seul assumer la responsabilité d'une telle détermination. Elle s'en fut dans sa famille, en Danemark, avec ses cinq enfants qu'elle voulut courageusement élever par ses propres moyens.
La caractéristique de Gauguin fut de toujours marcher droit au but qu'il entrevoyait, avec une invincible foi en lui-même. On a voulu, pour cela, en faire un égoïste terrible, un orgueilleux dépourvu de sens moral. C'est le voir sous un jour bien mesquin ; car s'il se fût arrêté aux milles petits scrupules d'une vie paisiblement bourgeoise, son génie n'eût pu prendre son essor. Sereinement il allait, marchant sur ce qu'il rencontrait sans se détourner, sûr que son oeuvre justifierait tout. - Oserait-on lui donner tort aujourd'hui.
De fait, la misère harcela le grand artiste, sans jamais entamer son courage. Ses aptitudes étaient si extraordinaires en toute chose, son concept d'une telle envergure, qu'il franchissait les passes les plus difficiles sans rien perdre de son altière impassibilité, et venait à bout de tous les obstacles, comme miraculeusement.
Quand je vis Gauguin, je fus fortement déconcerté par les données d'art émanant des oeuvres aussi bien que des conversations de cet homme extraordinaire. Vaguement il me semblait redoutable, quoique je fusse frappé par la justesse des aphorismes qu'il émettait. En lui, de suite, on sentait le Maître.
Certes oui, le Maître, dans toute sa force et la grandeur du terme : tout ce qu'il touchait prenait forme d'art ; toutes ses paroles devenaient, à la réflexion, des sentences ; toutes ses volontés, fatalement impérieusement, s'imposaient à ceux qui vivaient près de lui. Son tempérament d'artiste entraînait, bouleversait même, ceux qui l'approchaient. Plusieurs en furent irréparablement dévoyés, qui n'avaient pu supporter ce que déchaînait une pareille mentalité. Mais si d'aucuns furent anéantis ou affolés par l'influence de Gauguin, combien, grâce à lui, et dès cette époque, furent arrachés aux errements professés dans les écoles d'art officiel.
Vous voudriez sans doute que je parle longuement de l'esthétique de Gauguin, de son influence sur l'art contemporain, sur ceux qu'on peut appeler ses élèves, ou tout au moins dont il modifia le talent. Tout cela, depuis longtemps, a donné matière à de nombreux écrits, plus ou moins justes, plus ou moins passionnés. Laissez-moi d'abord décrire celui dont je fus l'ami. De son puissant caractère nous déduirons en peu de mots quel fut son idéal d'art.
La vie de Paris, coûteuse, compliquée, comprimant toute indépendance, fut dure à Gauguin. Réduit aux très maigres ressources de son art, après être allé à la Martinique, l'année suivante il revenait à Paris, qu'il quittait de nouveau peu après. Il fut à Arles, retrouver son ami, l'infortuné Vincent Van-Gogh. Vous savez, sans doute, la fin tragique de ce dernier ? On a voulu imputer à la présence de Gauguin l'éclosion de la folie qui menaçait Van-Gogh. J'en doute. Quoiqu'il en soit, il eût été facile de prévoir l'impossibilité pour deux génies pareils de cohabiter longtemps ensemble. Et cela malgré la douceur du pauvre Van-Gogh ; malgré la tranquillité imposante de Gauguin, et son sens très pondéré de la vie pratique, grâce auquel leur existence se passait en ardent travail pour tous deux sans trop de soucis matériels. Van-Gogh vint mourir à Auvers-sur-Oise, après avoir peint, dans ses moments de lucidité, ces toiles dont quelques-unes, que vous avez vues, vous ont montré la puissance de ce peintre. Lui aussi avait subi l'influence de Gauguin qui l'avait dégagé des errements dont les pointillistes l'avaient embarrassé.
Gauguin au retour d'Arles, alla se fixer à Pont-Aven et au Pouldu, en Bretagne, fuyant encore Paris, ses esthètes, ses snobs, et cherchant à vivre à même la nature, au milieu des êtres et des choses simples. Son art, ramené à l'archaïsme, sa nature physique aimant l'action libre et l'espace, s'accommodait de ce milieu. Là il fut en contact avec des jeunes qui, eux aussi, pleins de dégoût pour l'art officiel, les ficelles et les mièvreries des salons, cherchaient une voie plus saine que l'enseignement académique. On a voulu qu'il en sortit une pléiade qui devait à Gauguin le plus clair des talents dont elle brilla, et l'on veut aujourd'hui faire de cette réunion « l'école de Pont-Aven ».
De fait, il y eut là quelques artistes pour qui l'enseignement de Gauguin fut fécond ; certains même en arrivèrent à un plagiat aussi étrange qu'inattendu. Mais, à mon modeste sens, les idées puissantes que Gauguin professait, ont eu une action plus générale, et ceux dont le talent s'est le mieux affirmé dans la suite, en gardant une filiation plus ou moins visible avec ce maître, n'ont guère été, pour la plupart, ses commensaux de Pont-Aven, et ont produit des oeuvres indemnes de plagiat.
D'Arles, Gauguin avait rapporté une série de tableaux d'une étrange hardiesse de couleurs serties dans des contours aux arabesques terrifiantes. De ces éclatantes symphonies, se dégageait une hantise de cauchemar. Vous avez vu « les laveuses » courbées sur un Rhône tourbillonnant, écumeux, avec des reflets de vermillon pur. - Il y fit aussi un portrait hallucinant de Van-Gogh, dans lequel il prophétisait déjà la folie et le suicide de son malheureux ami.
En Bretagne, il produisit toute la série de ces oeuvres mélancoliques, aux harmonies graves et profondes, qui marquent dans la vie du peintre une étape spéciale ; Le « Christ jaune » ; « la belle Angèle » ; « Bonjour, M. Gauguin » ; « la Vision après le sermon » ; « le Calvaire », et tant de paysages exquis ou grandioses, vus à travers son rêve et non en copies niaises et photographiques de la nature. Il sculpta des bois admirables, où le sens de la forme voulue par la matière dans la noblesse des courbes, s'alliait à une science approfondie de la couleur en de riches patines.
Une élite comprit Gauguin. C'étaient d'abord des maîtres ayant tout un passé d'impeccable sens artistique, et que lui-même aimait et vénérait ; à côté des jeunes, qui travaillaient indépendants, en dehors de l'enseignement, car en Belgique, en Hollande, dans les pays Scandinaves, on parlait avec admiration de Gauguin et il y avait une renommée toute autre qu'en France. Enfin, des littérateurs aux idées viriles et ardentes. Tous l'accueillirent avec enthousiasme, et lui préparèrent un succès relatif lorsqu'il fit sa première vente à l'hôtel Drouot (en 1891, si j'ai bonne mémoire) en le proclamant chef de l'école symboliste. Ce nom, pas plus que celui d'impressionniste, synthétiste ou autre vocable infligés à des artistes simplement soucieux du beau, ne peut servir à éclairer ceux qui cherchent à définir ou préciser l'esthétique de gauguin. Je vous dirai tout à l'heure le cas qu'il en faisait en vous parlant de ses idées sur l'art.
Les principales oeuvres à cette vente, furent acquises par des artistes tels que Degas, Stéphane Mallarmé, etc... Mais le public en général ne sut pas s'y intéresser. Et malgré le résultat pécuniaire presque satisfaisant, elle laissa Gauguin aux prises avec les soucis d'argent, pour subvenir à la vie entraînante et coûteuse de Paris. Il rêvait toujours d'une vie libre, en pleine nature, dans les lumineux pays dont était remplie sa mémoire de marin. On a beaucoup répété que chez lui se révélait l'atavisme de ses parents maternels, issus du Pérou, peut être des Incas. Il importe peu. A coup sûr Gauguin dans son allure, sa physionomie, n'avait rien du parisien ; on le sentait différent du civilisé. Sa carrure et sa haute taille, les traits énergiques et très simples de son visage, son teint d'un hâle spécial et surtout ses yeux, dont le regard assuré avait une sorte de ruse mystérieuse sous la couleur grise, indéfinissable, de la prunelle, tout cela, et son allure grave, souple et puissante, lui donnaient une apparence plutôt exotique. Ses antécédents ou ses origines le portaient à rêver des pays fortunés d'outre-mer, où l'homme peut jouir librement de la nature clémente. Et un beau jour, il s'embarqua pour Tahiti où il séjourna deux ans.
Lorsqu'il revint, Gauguin rapporta des oeuvres, sinon nouvelles, du moins appliquées à des sujets spéciaux pour lesquels il s'était fait une âme polynésienne. Il fit, chez Durand-Ruel, une exposition de toutes ces oeuvres qui furent, dans le monde des artistes, hautement appréciés. Gauguin nous contait des légendes maories, le charme de l'île Heureuse, en poèmes sculptés dans des stèles de bois de fer, ou déployées en peintures riches et précieuses. Il était alors dans le plein épanouissement de son talent. Mais là encore, ce ne fut qu'une élite peu nombreuse qui put en goûter l'inappréciable valeur. En son absence les haines s'étaient développées, nées du mépris qu'il affichait pour tous les impuissants. Son caractère altier, toujours prêt à la lutte ou même à l'agression, lui avait aliéné les timides et les indifférents. La haute conscience de sa valeur, qui faisait sa force dans la lutte, le rendait quelque fois intraitable pour ses affaires d'intérêt. Son exposition fut suivie d'un insuccès pécuniaire, à la suite de je ne sais quel différend survenu entre lui et Durand-Ruel, puis de la vente qu'il fit à l'hôtel Drouot.
Cependant Gauguin s'était, malgré tout, imposé à l'opinion. Sa notoriété, quoiqu'on en ait voulu dire, était établie un peu partout. L'atelier qu'il occupait près de la chaussée du Maine, derrière la gare Montparnasse, devint un lieu de réunion pour maints artistes d'esprit libre et avancé, pour des écrivains de talent ou pour les amis qui restaient fidèles à l'indomptable combattant. On a dépeint la vie de Gauguin, pendant ces quatre années qu'il passa à Paris, comme une sorte de mascarade ou de bamboche tout à fait ridicule. Je ne sais quel est le piètre imbécile qui assouvit, en publiant ces erreurs, quelques inavouable rancune.
Si vous n'avez souvent entendu dire, mon cher ami, que j'avais toujours fui l'intimité de Gauguin ; il n'en est pas moins vrai, vous le savez, que j'ai conservé des relations très régulières avec lui, et que je suis à même de juger sainement ses faits et gestes. Vous pensez donc si j'ai été suffoqué lorsque j'ai vu des publications sérieuses (1) reproduire, entre autres racontars, cette description des soirées passées chez Gauguin : « rentré de Bretagne à Paris, il s'y était confortablement installé dans un atelier où les fidèles étaient admis tous les soirs, en échange de l'encens le plus grossier , copieusement et interminablement régalés. Tandis que sur un sofa juché sur une estrade le demi-dieu tirait de longues bouffées de sa pipe, le poète Julien Leclercq, accroupi en bas de l'estrade, sur le sol, grattait de sa mandoline, et entre deux salams, avec un verre bouffone, improvisait des couplets de circonstance. Répartie en des attitudes d'adoration muette, dans la salle, l'assistance, à travers laquelle les bouteilles et verres circulaient, humait silencieusement la fine, la verte ou le grog chaud ; et de temps à autre sur un signe du thuriféraire aux cheveux crépus, acclamait de tous ses poumons le régénérateur de la peinture, qui d'un geste et d'un sourire les calmait. »
Comme tout cela cadre peu avec l'allure de Gauguin ! D'ailleurs il n'y a qu'un malheur pour cette pittoresque description, c'est que tout en est faux. L'estradeoù le demi-dieu se tenait juché n'existait point ; Gauguin ne fumait pas la pipe (il est vrai qu'il roulait interminablement des cigarettes) et je n'ai jamais vu jouer de la mandoline le « thuriféraire aux cheveux crépus », Julien Leclercq lequel était, quoique grand admirateur du maître, très discret dans ses éloges devant Gauguin. Les bouteilles, la verte, se réduisait à la traditionnelle tasse de thé que les amis de Gauguin, M. et Mme William Molard, ses voisins, confectionnaient sur le poêle, et dont, tout en devisant, chacun prenait sa part à sa guise. On faisait presque toujours de la musique classique. Le compositeur Delius, de son air aimable et grand seigneur, se mettait de bonne grâce au piano, accompagnait un violoniste norvégien pour une sonate de Beethoven, ou exécutait quelques oeuvres de Grieg. Dans ce milieu Gauguin perdait toute son arrogance farouche, se montrait bon enfant, accueillant et simple ; en un mot il se détendait parmi ceux dont la sympathie le reposait et lui semblait sûre et douce.
De son premier séjour à Tahiti, Gauguin avait gardé une nostalgie de liberté dont la vie canaque lui avait fait un besoin. Peu de temps après qu'il se fut installé dans son atelier, il prit comme modèle une belle mulâtresse, avec laquelle il pensa se consoler des tahitiennes aux formes statuaires et aux tons de bronze. Et pour faire diversion à la vie de Paris, il s'en fut quelques semaines revoir la Bretagne. Il y avait emmené son modèle ; et un jour, sur le port, quelques matelots, sans doute éméchés par l'eau-de-vie, se permirent des plaisanteries malsonnantes à l'égard de la mulâtresse. Gauguin peu endurant se fâcha, et une rixe s'ensuivit.
Une douzaine, au moins, de ces brutes se rua sur le peintre, qui plein de sang-froid, paraît les coups. Lorsqu'il décochait un horion, un de ses adversaires roulait à terre. Mais il ne pouvait lutter contre le nombre ; un des Bretons passa derrière lui et d'un violent coup de sabot sur la jambe la lui cassa net. Gauguin tomba au moment même où un camarade accourait à son secours. Devant cette intervention, les Bretons s'enfuirent ; et l'on ramassa Gauguin pour le porter chez lui. Mis sur un brancard sans proférer une plaine, il arrima son pied qui pendait au bout de la jambe, le péroné brisé sortant des chairs ; puis tandis qu'on le transportait, il prit tranquillement son tabac et roula une cigarette. - ce qui est inouï, c'est qu'aucun des agresseur de Gauguin n'a été inquiété ; toutes les plaintes sont restées sans effet. Cet acte de barbarie civilisée ne contribua pas peu à lui faire prendre en horreur nos moeurs et nos autorités.
Il ne put jamais se remettre de cet accident. Il sentait, à Paris, sa santé décliner, ses besoins d'argent se compliquer ; et le dégoût le prenait des intrigues, des platitudes, auxquelles il eût dû se résoudre pour conquérir la place qui lui revenait. Il prit le parti de rompre définitivement avec la civilisation européenne et de finir ses jours en Océanie. Il vendit tout ce qu'il ne voulait pas emporter, et réunit une somme d'argent suffisante pour entreprendre le voyage de Tahiti et pouvoir, une fois rendu, s'y installer assez confortablement. Puis il prit congé de ses amis, et fut, vers l'automne de 1896, s'embarquer à Marseille.
Là-bas Gauguin s'installa loin de Papeete, dont les fonctionnaires lui étaient hostiles et odieux. Il se construisit une case à son goût, entourée de fleurs, décorée selon son style étrange et personnel, adapté au pays et au peuple Maori, parmi lequel il vivait et auquel il s'identifiait. Quelques officiers de marine en excursion découvrirent émerveillés, aussi bien que de l'artiste qu'ils rencontraient en ces lointains parages d'une façon inattendue. Plusieurs ont rapporté en Europe des oeuvres acquises là-bas, des mains même de Gauguin, qu'on manquait rarement d'inviter à bord des vaisseaux en relâche dans notre colonie.
La santé de Gauguin ne s'améliora pas. La fracture de sa jambe avait produit une déformation de la cheville, et les os brisés, en déchirant les chairs, avaient provoqué une plaie, qui prit une forme eczémateuse et ne fit que s'aggraver dans la suite. De plus, l'abus du tabac lui causait depuis longtemps des troubles cardiaques, qui s'accentuaient de façon inquiétante, Gauguin ne sachant point modérer son habitude de fumer des cigarettes même la nuit. Malgré tout il travaillait avec ardeur et fit en Europe divers envois importants. Mais le petit capital qu'il avait emporté fut peu à peu épuisé ; et pour achever de la faire tomber dans la gêne, il arriva que le terrain sur lequel sa case était bâtie et qu'il n'avait que loué, fut vendu par autorité de justice, le forçant à transporter ses pénates ailleurs.
A Tahiti comme en France, le caractère altier et combatif de l'artiste se donna carrière contre les autorités du pays, composés d'un ramassis d'aventuriers sans scrupules. Il leur fit la guerre dans un journal qu'il tirait à la presse autographique à un petit nombre d'exemplaires qu'on s'arrachait, paraît-il. « Le Sourire, journal méchant » mordit à belles dents le « gouverneur automate », le procureur, les industriels exploitant le pays, etc. Cela suffit, vous le pensez bien, à lui amasser des haines qui tôt ou tard devaient se retourner contre lui avec rage.
Au milieu de ses luttes contre la fripouillerie administrative et de ses embarras d'argent, Gauguin prenait de plus en plus le goût de la vie libre des indigènes et le mépris pour la civilisation ? surtout pour les civilisés. A ce moment, il passa, fort heureusement, un traité avec Vollard, le marchand de tableaux de la rue Laffite ; et à l'abri des besoins les plus pressants, il s'éloigna tout à fait des Européens. Il transporta sa demeure à la Dominique, une des îles Marquises, et là sembla trouver une existence plus calme et plus heureuse. Des raisons artistiques d'ailleurs l'y avaient décidé.
« Je crois qu'aux Marquises », écrivait-il au moment de quitter Tahiti « avec la facilité qu'on a de trouver des modèles (chose qui devient de plus en plus difficile à Tahiti) et avec des paysages à découvert et plus sauvages, je vais faire de belles choses. Ici, mon imagination commençait à se refroidir ; puis aussi le public à s'habituer à Tahiti. - Le monde est si bête que lorsqu'on lui fera voir des toiles contenant des éléments nouveaux et terribles, Tahiti deviendra compréhensible et charmant.
« Les toiles de Bretagne sont devenues de l'eau de rose à cause de Tahiti ; Tahiti deviendra de l'eau de cologne à cause des Marquises ».
Il construisit avec soin son habitation, sur un terrain qui lui vendirent ? fort cher ? les missionnaires, ceux-ci possédant tout, paraît-il. Il la décrit ainsi :
« J'ai tout ce qu'un artiste modeste peut rêver : un vaste atelier avec un petit coin pour coucher. Tout sous la main, rangés sur des étagères. Le tout surélevé à deux mètres du sol... Un hamac pour faire la sieste, à l'abri du soleil, et rafraîchi par la brise de mer qui arrive de trois cents mètres plus loin, tamisée par les cocotiers... On ne devinerait pas ma maison, tellement elle est bien entourée d'arbres. J'ai pour voisin un Américain, un charmant garçon, qui a un magasin très bien fourni et je pense avoir tout ce qui m'est nécessaire. Je suis de plus en plus heureux de ma détermination, et je vous assure qu'au point de vue de la peinture, c'est admirable. Des modèles ! une merveille !! ».
Malgré ce bien-être sa santé continuait à s'affaiblir. L'abus de tabac lui causait des désordres de plus en plus significatifs. Néanmoins, m'écrivait-il « j'ai commencé à me remettre au travail, quoique toujours malade. On n'a pas idée de la tranquillité avec laquelle je vis ici, dans ma solitude entourée de feuillage. C'est le repos, et j'en avais besoin, loin de tous ces fonctionnaires qui étaient à Tahiti. Je me félicite tous les jours de ma résolution. Puis la vie est moins chère : je paie un poulet ordinaire 60 centimes ».
Hélas, cette quiétude ne devait pas durer. D'abord il semble que, sentant ma santé faiblir, Gauguin fut pris, pour la première fois de sa vie, d'une sorte de défaillance morale. Presque personne de France ne lui écrivait plus. Seul, je lui donnais régulièrement des nouvelles. Il m'en exprimait sa gratitude avec une émotion touchante et inusitée : « je ne reçois votre lettre ? la seule d'ailleurs, rien de Vollard. Mais n'importe ! la votre me suffit ? avec quel plaisir j'ai reconnu votre écriture ; avec quelle avidité je l'ai lue !... C'est que je ne suis plus le Gauguin d'autre fois. Ces dernières années terribles, et ma santé qui ne se remet pas vite, m'ont rendu impressionnable à l'extrême. Et dans cet état je suis sans énergie. Personne d'ailleurs pour me réconforter, me consoler : l'isolement complet »?
Oui, le pauvre Gauguin avait bien changé. Autrefois il n'était ni expansif, ni affectueux, même pour ses meilleurs et intimes amis. - Il parlait maintenant de revenir en Europe, tout en disant : « Quel dommage pourtant de quitter ce pays si beau des Marquises ! » Et plus tard il me répondait :
« Non ce n'est pas le mal du pays, mais cet état de souffrance de mon eczéma qui m'empêche de travailler sainement ; depuis trois mois je n'ai pas touché un pinceau. En outre, ma vue me donne de sérieuses inquiétudes... Un homme comme moi toujours en lutte, même sans le vouloir, rien que par son art, est entouré de gens qui seraient heureux de piétiner dessus. Tandis qu'en France on peut cacher sa misère, trouver aussi de la pitié... Autrement je suis bien ici, dans ma solitude. »
C'est dans cet état navrant que vient l'achever la haine de ceux qu'il avait fuis et qu'il détestait. Le procureur ridiculisé dans « Le Sourire, journal sérieux » (comme il l'intitulait parfois), sut le poursuivre jusqu'en sa lointaine retraite et trouva le moyen de le faire condamner à la prison, par on ne sait quel subterfuge des lois. Gauguin écrivit aussitôt afin que par ses amis ou admirateurs, je lui trouve l'argent nécessaire pour faire appel.
« Il s'agit de ma sauver, dit-il, voici pourquoi : je viens d'être victime d'un traquenard épouvantable. Après des faits scandaleux, aux Marquises, j'avais écrit à l'administrateur pour lui demander de faire une enquête à ce sujet. Je n'avais pas pensé que tous les gendarmes sont de connivence... Toujours est-il qu'un juge bandit, aux ordres du gouverneur et du petit procureur que j'avais malmené, m'a condamné à trois mois de prison et 1.000 francs d'amende. Il me faut aller en appel à Tahiti, c'est ma ruine complète et la destruction de ma santé. » Et le pauvre Gauguin termine en disant : « Toutes des préoccupations me tuent ! »
Cela se voyait bien : son écriture ronde et ferme, était, dans cette dernière missive, toute hésitante, rapetissée. Elle portait la date : Avril 1903, et le timbre de la poste : Papeete, 4 mai 1903. Il mourut quelques jours après, le 9 mai, ainsi que me l'apprit une note administrative toute laconique.
Quelle dut être la fin lamentable du pauvre grand homme, perdu dans cette île des Antipodes, sans une main amie pour secourir sa suprême détresse ? qui le saura jamais ?... On l'a dit mort de la lèpre (1), mais la note administrative parle de décès subit. Nous ne connaissons pas tous les ennemis qu'avait Gauguin, dans ces pays livrés à des fonctionnaires complices de tous les flibustiers, ou impuissants à gouverner honnêtement au milieu de cette canaille. On a rapporté quelques faits qui indiqueraient combien on attendait la mort de Gauguin pour s'emparer de ses dépouilles et assouvir ainsi les rancunes qui s'étaient amassées contre lui. Dans ces conditions, nous ne pouvons guère espérer de sauver ce qu'il a laissé là-bas. C'est mon plus amer regret ; car il avait des trésors d'art, à n'en pas douter, dans sa case, qui seront ainsi perdus à jamais.