Un extrait de la conférence proposée par Raoul-Marc JENNAR, à l'occasion du festival du livre de Collioure (pour la suite du texte, se reporter au blog, très riche, de l'auteur :
http://www.jennar.fr/?p=2514
L’héritage des Lumières, un legs en péril
Texte de l’exposé présenté lors du festival « Un livre à la mer » samedi 25 août 2012, à Collioure
Tout au long du XVIIIe siècle, un formidable bouillonnement intellectuel a progressivement remis en question l’ordre établi : la monarchie absolue, la division de la société en ordres immuables et l’emprise totale du pouvoir religieux.
Ce qu’on appelle aujourd’hui le « siècle des Lumières » fut en fait l’aboutissement d’un processus entamé par des esprits libres, isolés, usant, souvent avec ruse, tantôt de la poésie avec François Villon ou Jean de La Fontaine, tantôt de la farce avec Rabelais, tantôt de la réflexion philosophique avec Montaigne, Locke, Spinoza ou Descartes.
Les grandes idées des Lumières, on en trouve des traces dans l’Antiquité grecque et romaine, dans le Moyen Age, dans la Renaissance et dans le XVIIe siècle classique. Reconnaissant, Rousseau, dans son Discours sur l’inégalité rend explicitement hommage à Tacite, Plutarque et Grotius.
Ce qui a muri, lentement, ici et là, dans l’oppression et la répression, politiques et religieuses, se généralise après la mort de Louis XIV et se transforme peu à peu en un courant de pensée. Comme l’observe Tzvetan Todorov, « les Lumières absorbent et articulent des idées qui, dans le passé, étaient en conflit. (…) Les ingrédients sont anciens, pourtant leur combinaison est neuve. »
Dans toute l’Europe, des philosophes remettent en question la servilité : celle de la pensée et celle des hommes. La raison humaine doit se libérer et penser la société comme une réalité compréhensible et transformable en fonction d’un ordre naturel fondamental. Tel est l’essentiel du message.
Ce qui différencie les philosophes des Lumières de leurs prédécesseurs des siècles précédents, isolés, c’est la conscience qu’ils ont d’appartenir à un même courant de pensée. Ils se définissent eux-mêmes comme tels au point que Kant publie en 1784 un essai intitulé « Réponse à la question : qu’est ce que les Lumières ? »
Si, chez nous, on se met à baptiser « Lumières » le mouvement des idées qui se développe alors, en Allemagne c’est le terme « Aufklärung » qui désigne ce courant, tandis qu’en Italie on parle de « Un secolo illuminato », en Espagne même, on trouve des partisans du « Siglo de las luces» et enfin les Anglais vont se mettre à parler de « enlightenment » ou de « age of reason ».
Dans le texte déjà cité, Emmanuel Kant donne sa propre définition des Lumières : « Les Lumières sont l’émancipation de l’homme de son immaturité dont il est lui-même responsable. L’immaturité est l’incapacité d’employer son entendement sans être guidé par autrui. Cette immaturité lui est imputable, non pas si le manque d’entendement, mais la résolution et le courage d’y avoir recours sans la conduite d’un autre, en est la cause. Sapere aude ! (ose savoir). Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà donc la devise des Lumières. »
Puisque l’ignorance est l’instrument premier de l’asservissement, c’est le savoir qui permet de briser les chaînes du despotisme et de l’obscurantisme. Aussi, pour diffuser les connaissances, d’Alembert, Diderot et d’Holbach vont réaliser l’Encyclopédie. Voltaire lui aussi estime qu’il faut éclairer l’opinion et mettre l’érudition et l’écriture au service de la justice. Il publie son Dictionnaire philosophique. C’est par la diffusion du savoir que les Lumières engagent la plus formidable bataille des idées de tous les temps.
On le sait, et leurs adversaires ne manqueront pas de le souligner, les philosophes des Lumières ne forment pas un groupe homogène. On sait tout ce qui sépare Kant, Montesquieu, Condorcet, Rousseau, Voltaire et les Encyclopédistes. Ils viennent d’horizons différents. Ils varient sur les modes possibles d’organisation de la société. Mais, si on veut bien prendre quelque recul, on constatera que chacun apporte au courant de pensée un élément original de telle sorte qu’il n’y a aucun doute à les rassembler autour de trois mots dont Condorcet, dans son « Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain » affirmait qu’ils constituaient leur cri de guerre : raison, tolérance, humanité.
A. L’APPORT DES LUMIERES
Au terme de ce XVIIIe siècle, alors que va éclater la Révolution, les philosophes des Lumières ont provoqué un formidablement ébranlement des certitudes anciennes qui régissaient le vieux monde. Je retiendrai les idées les plus fortes qui ont fait rupture avec l’Ancien régime. Et qui gardent, trois siècles plus tard, toute leur pertinence.
1ère idée : le libre esprit critique
C’est le primat conféré à la raison sur la superstition, sur les vérités révélées, sur les dogmes. La raison et son corollaire, l’esprit critique, bien plus même, l’exigence critique à l’égard des traditions, des pouvoirs, des idéologies qu’ils inspirent et de ceux qui les servent. Comme l’écrit Tzvetan Todorov, « l’idée de critique est consubstantielle aux Lumières ».
Tous partagent la même conscience de la nécessité de faire triompher la libre raison critique. « Notre siècle, proclamait Kant, est le siècle propre de la critique à laquelle tout doit se soumettre. ! » Comme la lumière du jour succède à l’obscurité de la nuit, la raison succède au dogmatisme. Désormais, aucune autorité politique ou religieuse ne doit être à l’abri de la critique.
2e idée : le volontarisme
« Un autre monde est possible », ce slogan d’aujourd’hui des adversaires de la mondialisation néo-libérale, lancé par Le Monde diplomatique, s’inscrit dans le droit fil de la pensée des Lumières.
« Le présent est affreux s’il n’est point d’avenir, un jour tout sera bien voilà notre espérance ; tout est bien aujourd’hui voilà l’illusion. » » écrit Voltaire.
La quête du bonheur se substitue à l’attente du salut. Un autre monde que celui que nous connaissons est envisageable et désirable. Le monde tel qu’il est n’est pas une fatalité. Les maux sociaux dont souffrent les peuples ne sont pas des phénomènes naturels.
On s’en rend difficilement compte aujourd’hui, mais, en un temps où la soumission à l’ordre politique et religieux est la règle commune, dénoncer ce que Castoriadis appelllera en 1991 « la capitulation servile devant la sainte réalité » relève d’une rupture totale.
En amplifiant le propos subversif de La Boétie dans son Discours sur la servitude volontaire, les Lumières affirment que l’ordre établi, foncièrement injuste et totalitaire, n’est pas immuable et que l’homme peut prendre son destin en main et faire de la quête du bonheur pour tous l’objet de la politique.
3e idée forte : la liberté
« Il est de la nature intelligible de l’homme de pouvoir par une décision s’extraire de cette détermination, se constituer comme sujet libre, refuser la passion et vouloir seulement la réalisation de l’universalité. Ainsi l’homme passion, peut se vouloir liberté. La liberté n’est jamais acquise, elle est sans arrêt menacée. Elle doit toujours faire l’objet d’une lutte courageuse.» écrit Kant.
Liberté de pensée, mais aussi liberté individuelle. S’affranchir. Désapprendre l’acquiescement, la soumission, l’obéissance passive. Ni esclave, ni serf, ni serviteur, mais citoyen. Terminée, la servitude volontaire. Pleinement citoyen. Libre. Diderot écrit : « Aucun homme n’a reçu de la nature le droit de commander aux autres. »
Dans son Discours sur l’inégalité, Rousseau démontre que la liberté politique est la base de toutes les autres libertés .
Vivre libre ou mourir, va proclamer la Convention nationale !
4e idée forte : l’égalité
Rousseau est, par excellence, l’auteur qui, avec constance, a revendiqué l’égalité politique. Avec lui, l’idée d’égalité politique, sociale et économique s’affirme comme jamais jusqu’alors dans l’histoire de l’humanité.
Mais il n’est pas le seul, comme les anti-Lumières ont tenté de le faire croire pour l’isoler et le marginaliser. La révolution des Lumières, c’est le refus des privilèges. « N’avoir que ses égaux pour maîtres » avait affirmé Montesquieu. « Les hommes naissent égaux en droits » proclame la Déclaration de 1789. Tout être humain est pourvu de la même dignité, quels que soient sa couleur, sa croyance, son sexe, sa langue, son degré d’éducation, son niveau social.
Par contre, si Rousseau considère que la femme est au service de l’homme, Diderot, Montesquieu et Voltaire s’interrogent sur le sort injuste fait aux femmes. Milton défend le divorce par consentement mutuel. Helvétius affirme l’égalité des cerveaux des hommes et des femmes. On retiendra surtout Condorcet qui publie en 1790 « Sur l’admission des femmes au droit de cité, » un véritable plaidoyer pour l’égalité.
5e idée forte : la tolérance
« Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères !» s’exclame Voltaire
Claude-Adrien Helvetius a écrit un livre intitulé De l’Esprit . Ce livre a été condamné par le Vatican et brulé en faculté de théologie de la Sorbonne. Voltaire ne partage pas les idées développées dans ce livre et le souligne. Il prend toutefois la défense de son auteur. Il fera de même en défendant un jeune protestant toulousain du nom de Calas, ce qui l’amènera à publier un ouvrage majeur : le Traité sur la tolérance.
Le plaidoyer inlassable de Voltaire pour la tolérance sera joliment résumé début du XXe par une essayiste britannique en une phrase qu’il n’a jamais écrite comme telle mais qui lui est souvent attribuée : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »
Son « Essai sur les mœurs et l’esprit des nations » fournit des développements sur le génie du peuple arabe qui mériteraient d’être relus aujourd’hui.
6e idée forte : la démocratie
En se libérant, par l’instruction, du pouvoir religieux, en rejetant les superstitions, les dogmatismes et les intégrismes, en privilégiant la raison critique, les hommes se dotent de la capacité d’agir sur le cours des choses en vue du bonheur de tous.
Il faut donc que s’organise la délibération de tous et la décision par tous. Un principe fondamental est énoncé : la souveraineté populaire Tous les pouvoirs émanent non plus du roi, ni de dieu, mais du peuple.
De l’union entre des citoyens égaux naît la société unie par le pacte social qui confirme le lien entre tous. Pour Rousseau, le pouvoir du peuple n’est pas transmis. Il est prêté temporairement. Ce que le peuple a prêté pendant un moment à un gouvernement, il peut toujours le reprendre. « La puissance législative appartient au peuple et ne peut appartenir qu’à lui » écrit-il.
«L’Esprit des Lois » de Montesquieu, le « Discours sur les origines de l’inégalité » et « Le Contrat social » de Rousseau, sont des ouvrages essentiels qui vont nourrir la réflexion et les propositions de Condorcet lorsqu’il présente son projet de Constitution. Plus proche de Rousseau que de Montesquieu, Condorcet ne veut pas seulement la séparation des pouvoirs sur laquelle tous les trois sont d’accord, mais leur limitation autant que possible. Il veut assurer à la souveraineté du peuple l’expression la plus directe et la plus large. C’est le grand débat entre démocratie représentative et démocratie directe qui commence, ce que Jaurès a appelé « le problème essentiel de la participation effective du véritable souverain à l’exercice de la souveraineté. »
7e idée forte : l’universalité humaine
La révolution des Lumières, c’est l’affirmation de la commune condition humaine.
« Comme la vérité, la raison, la justice, les droits de l’homme, l’intérêt de la propriété, de la liberté, de la santé sont les mêmes partout » souligne Condorcet
« Quand il est question de raisonner sur la nature humaine, le vrai philosophe n’est ni Indien, ni Tartare, ni de Genève, ni de Paris, mais il est homme », constate Rousseau
« Je suis nécessairement homme et je ne suis Français que par hasard » insiste Montesquieu.
Les Lumières transcendent toutes les frontières parce que la reconnaissance de la dignité qui est en chacun de nous, l’affirmation du droit de chacun à choisir sa voie abolit les frontières. Pour Montesquieu, Rousseau et Voltaire, les êtres humains ne se définissent pas par une appartenance à une communauté nationale, mais par leur appartenance à une nature humaine commune à tous les hommes. Les Lumières refusent de morceler le genre humain en groupes ethniques, historiques et culturels antagonistes.
Montesquieu voit dans le libre commerce le moyen pour les peuples de communiquer. Il n’assigne pas pour autant au commerce la recherche de l’unité, mais tout au contraire le respect des diversités. La globalisation n’est pas son projet. C’est l’être humain qui est central, où qu’il se trouve
Diderot, d’Holbach et Voltaire seront des critiques féroces de l’esclavage et du colonialisme.
Je voudrais ajouter que les Lumières apportent une dimension qui fait éclater les frontières et les nationalités. Bien avant que la belle idée d’Europe soit réduite à un espace mercantile, les philosophes et les savants passaient de Londres à Paris et de Vienne à St-Petersburg. L’Europe de l’esprit, et singulièrement celle de l’esprit critique, est née bien avant celle, conformiste, des marchés et des marchands.
Présentées avec une telle ampleur, dans un si grand nombre de pays, les idées des Lumières représentent, après le Ve siècle athénien, le second moment historique de la pensée politique. La seconde grande avancée.
Comme l’écrit le grand spécialiste de l’histoire des idées, Zeev Sternhell, « c’est alors que se mirent en place les idées modernes sur l’histoire, la politique et la culture »... (extraits)